Après cent cinquante ans d’épanouissement de la musique occidentale au Japon, en dehors du cercle restreint des spécialistes, on en demeure trop souvent réduit à des clichés, ou à quelques références plus ou moins anecdotiques (1). La lyrique nippone, avec sa métrique singulière, sa concision, continue de rayonner, et cette réalisation devrait y participer.
Brenda Poupard, que l’on connaissait pour son attachement au répertoire lyrique comme baroque, nous fait partager maintenant un projet qu’elle mûrit de longue date, avec le pianiste Jean-Michel Kim, également épris de la culture japonaise. Réalisation audacieuse, courageuse, loin d’un orientalisme de convention, aux pentatonismes infantiles, qui nous offre un riche programme, où de nos compositeurs rares sont encadrés par des figures passionnantes du pays du soleil levant. Autant de découvertes, chantées dans leur langue originale, japonais ou français, avec, en son centre, un chef-d’œuvre, sinon le chef-d’œuvre de Claude Delvincourt, nous y reviendrons.
Sadao Bekku, disparu en 2012, laisse une œuvre considérable, où la voix tient toute sa place. Il avait été admis en 1951 au Conservatoire de Paris après examen de ses Deux rondels. Une mélodie très conjointe qui se développe sur une ponctuation lancinante du piano, interrompue par un passage passionné, puis après son retour, par une séquence exaltée, avant de retrouver l’atmosphère initiale. La voix s’y déploie, longue, chaleureuse, avec une large palette expressive et une technique admirable, au service du texte : Brenda Poupard est une conteuse. Henriette Puig-Roget fut davantage connue de son vivant comme pianiste et organiste que comme compositrice. Dès 1979, elle enseignait à Tokyo, et les Trois mélodies proposées en sont un des legs. La geisha contemple la lune, la neige, nuit d’été, cette dernière capiteuse, lourde et humide, l’écriture pianistique en est remarquable. Du recueil La lune à la fenêtre (1985), de Graciane Finzi, nous écoutons deux belles mélodies sur des haïkus, qui alternent heureusement avec les pièces d’Henriette Puig-Roget. Nous découvrons ensuite deux amples compositions de Fabien Waksman, la seconde, avec piano délicieusement préparé, prête son titre (Ivresse de l’aube) à cet album.
De Claude Delvincourt, on se souvient essentiellement de sa direction du Conservatoire durant la dernière guerre, et de son attitude exemplaire, courageuse. Cette activité a éclipsé le compositeur et c’est bien dommage. En 1925, il nous offre 14 poèmes (« utas ») traduits du japonais (Ce monde de rosée), aussi brefs que contrastés (2). Le cycle des saisons, ingénieusement organisé, appelle une écriture, toute d’élégance, qui est un régal. L’étrangeté, la surprenante modernité de chaque pièce fascinent. La conduite de la ligne vocale, longue, souple, fraîche et animée, comme l’écriture pianistique nous ravissent. Puisse cette découverte inciter des interprètes curieux à rendre vie à toutes ses mélodies ! Autre rareté, une Japonaise (n°4 des 6 mélodies et un duo, de 1892) de Pauline Viardot, dans le droit fil de la mélodie française, dont le sonnet atteste l’orientalisme cher à la fin du XIXe siècle Kaoli Ono, pianiste français d’origine japonaise, illustre Cinq Wakas (3) d’une poétesse du IXe siècle, dont le raffinement, la sensualité, la mélancolie et la fragilité, sont magnifiquement Illustrés par une voix ductile, riche, et par un piano somptueusement expressif. Pour conclure ce grand voyage, nous découvrons Hideo Kobayashi, éminent critique littéraire autant que musicien, arrangeur (4). La dernière mélodie, en japonais (les Mélèzes), nous ramène en des terres familières, où l’influence de la chanson internationale, tonale, est manifeste. Toujours, le piano complice de Jean-Michel Kim sait se faire discret comme véhément, subtil comme impétueux, percussif.
La brochure d’accompagnement, trilingue (français, anglais, japonais), ne comporte pas les textes chantés, accessibles par un QR code (défectueux sur l’exemplaire écouté, mais en cours de correction).
Un enregistrement exceptionnel, par son programme comme par ses interprètes. A découvrir !
(1) Les Trois poésies de la lyrique japonaise (3 , que Stravinsky écrivit en 1912, hélas rares, font figure de précurseurs. Evidemment la notoriété de Seiji Osawa, ou de Messiaen dont la découverte du Japon qu’il visitait en 1962, allait susciter ses Sept Haïkaïs… (2) Paul Landormy, son ami, témoigne que « chaque fois qu’il a terminé une œuvre, elle le déçoit, et il éprouve un grand découragement. Il médite sur l’inutilité d’écrire. Il se sent trop loin du but, son esprit critique crée en lui une souffrance très pénible. Une seule fois, il a réalisé exactement ce qu’il voulait (…) c’est lorsqu’il a écrit Ce monde de rosée… ». (3) Le compositeur participe à la direction artistique du projet. Pour y voir plus clair avec les Wakas : mcjp.fr/fr/fr/quest-ce-quun-wake ; au cœur de la littérature japonaise durant sept siècles, le waka est une forme poétique fixe de 31 syllabes (5+7+5+7+7). (4) L’éditeur Schott a publié nombre de ses œuvres, dont Karamatsu (A Larch Grove), pour piano.