Ne jamais oublier… Voici quelques années Anne Sophie Von Otter, Christian Gerhaher et Daniel Hope avaient dédié un disque (DGG, 2007) à Terezin/Teresienstadt, ce camp de transit qui se voulait ghetto modèle (et l’on sait que la Croix-Rouge s’y laissa prendre). On y entendait des pièces de Hans Krása, Erwin Schullhoff, Adolf Strauss, Karel Svenk, Carlo Taube, Viktor Ullmann, Ilse Weber…
Des victimes du nazisme auxquelles on pourrait ajouter Pavel Haas ou Gideon Klein, pour se limiter aux noms restés les plus connus. Sans parler de ceux qui eurent la chance relative de s’exiler, les Eisler, Goldschmidt, Korngold, Křenek,, Milhaud, Schönberg, Schreker, Weill, Zemlinsky… Et combien d’artistes interprètes faudrait-il ajouter à ceux-là…
Le Forum Voix Etouffées s’attache depuis 2003 à faire vivre le souvenir des compositeurs victimes du nazisme (et de tous les totalitarismes). Il a été créé par le chef d’orchestre et compositeur Amaury du Clausel, auteur par ailleurs chez Actes Sud d’un essai intitulé Les Voix étouffées du Troisième Reich. Qui propose ici un disque en hommage à Louis Saguer, Max Kowalski, Simon Laks, où l’on retrouve Viktor Ullmann et Ilse Weber.
C’est d’abord son programme, regroupant des œuvres rares, qui fait l’intérêt de cet enregistrement. Et ce qu’on y entend de plus touchant, de plus précieux, c’est sans doute l’intégralité des mélodies d’Ilse Weber. Déportée à Terezin en 1942 avec son mari et son fils, alors qu’elle a trente-neuf ans, elle y devient infirmière pour les enfants. Pour eux, elle chante en s’accompagnant à la guitare, compose ou arrange des chansons. Erminie Blondel les donne ici avec la plus grande simplicité, comme en confidence, comme on chanterait auprès d’un enfant pour le rassurer – sauf Dobry Den, un peu grandiloquente –, mais rien n’est plus émouvant que Theresienstadt (« J’erre à travers Theresienstadt, / Le cœur lourd comme du plomb… ») ou Ade Kamerad (« Adieu camarade ! Ici se séparent nos chemins… Demain je dois monter dans le train de Pologne… »), et que dire de Wiegala, tendre berceuse, qui s’achève à voix nue (« Dors, mon enfant, / Aucun bruit ne trouble ton doux repos, / Comme le monde est silencieux… ») Mélodies d’une douceur maternelle.
Ilse Weber voudra suivre son mari et son fils à Auschwitz, elle y sera assassinée, comme eux, peu après son arrivée, en octobre 1944.
Tous ces compositeurs avaient en commun leurs origines juives mais ne s’en souciaient guère, jusqu’au moment où ils furent ostracisés par le nazisme. C’est ainsi qu’un Viktor Ullmann ne prit réellement conscience de son appartenance au judaïsme qu’après avoir été déporté à Terezin en septembre 1942 (il allait mourir à Auschwitz en octobre1944 comme Ilse Weber). A Terezin il composa notamment trois sonates pour piano, des Lieder, un quatuor et même un opéra, L’Empereur d’Atlantis ou le refus de mourir (qu’on peut trouver chez le même éditeur).
On entend ici trois Jiddische Lieder, qu’il y écrivit en 1944 (le premier est daté du 25 mai) pour chœur et piano. Erminie Blondel en donne une version pour soprano. Elle y est émouvante dans ses moments les plus simples, et moins convaincante quand face aux notes les plus hautes elle y prend une « voix d’opéra ». Comment chanter ces mélodies d’origine populaire ? Il est vraisemblable qu’Ullmann choisit ces trois-là (conservées dans des recueils parus à St Péterbourg, Vilnius ou Varsovie à partir du tournant du siècle après avoir été transmises oralement) parce qu’elles était connues par les détenus du camp et donc facilement reprises par leur chorale. La première des trois est désolée, les deux autres un peu caustiques, notamment grâce à l’arrangement légèrement acide et dissonant dont il les entoura.
Même démarche d’appropriation d’un répertoire traditionnel pour les Huit Chants populaires juifs de Simon Láks, ici dans une très fine orchestration réalisée pour flûte, clarinette, piano et quatuor à cordes en 2007 par Amaury du Clausel. Chanteuse et musiciens de l’orchestre Les Métamorphoses prêtent à ces mélodies mélancoliques, parfois goguenardes, de belles couleurs diaphanes, dans un équilibre très juste. Comme cette élégante orchestration les tire du côté de la salle de concert (on songe à la démarche d’un Canteloube), on les entend convenir tout-à-fait à la tessiture et au style de chant d’Erminie Blondel. On remarquera que la septième, Die alte Kashe (L’éternel problème), fut l’une des deux mélodies hébraïques mises en musique par Ravel en 1914.
Les Zwölf Gedichte nach Pierrot lunaire op. 4 de Max Kowalski sont une curiosité. On y retrouve de vieilles connaissances, les poèmes d’Albert Giraud mis en musique pour vingt-et-un d’entre eux par Arnold Schönberg dans une traduction d’Otto Erich Hartleben.
Autre incarnation pathétique du destin juif au XXe siècle, Max Kowalski, avocat et compositeur, fut interné quelques mois à Buchenwald en 1938, avant d’être libéré le 27 novembre 1938. Son épouse, qui avait été internée en camp de concentration depuis 1937, mais avait été libérée et avait obtenu ses papiers de sortie d’Allemagne, s’était donné la mort le 25 octobre. Lui-même put fuir vers Londres, déjà âgé de cinquante-sept ans ; il y devint accordeur de pianos, puis cantor d’une synagogue (ce qu’avait été son père), enfin professeur de chant et y passa le reste de ses jours, connu pour son humour caustique, sans qu’aucune de ses œuvres n’y soit jamais éditée. Il fut compositeur de Lieder avant tout, chantés par des interprètes aussi notables que Heinrich Schlusnus, Alexander Kipnis, Maria Ivogün, Hans Hotter ou Joseph Schwarz.
Son cycle sur les poèmes de Giraud n’a pas l’alacrité de celui de Schönberg. Ecrits dans un style post-romantique (on songe à Schreker ou Pfitzner), ils sont chantés ici avec sérieux et précaution par une Erminie Blondel, dont les aigus, parfois serrés, sont très sollicités par une partition qui ne redescend pas souvent vers le centre du registre.
Autre compositeur exilé, Louis Saguer, né Ludwig Simoni à Charlottenburg, quitta l’Allemagne pour la France en 1933, il avait été chef de chant, assistant d’Hanns Eisler, travaillant aux côtés de Klemperer ou Bruno Walter, puis chef d’orchestre au théâtre Piscator. Juif et communiste, il choisit Paris où il avait eu l’occasion de travailler avec Honegger et Milhaud. Il y devint l’un des chefs de la Chorale Populaire créée par l’Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires. Plus tard, son parcours et son caractère atypiques allaient le faire croiser Paul Hindemith, Pierre Boulez, Iannis Xenakis, Éric Rohmer ou Emmanuel Nunes. D’origine italienne par son père, et très attiré par le monde méditerranéen, c’est pour sa chorale parisienne qu’il composa les Cuatro Cánticas Sefardíes, écrites en ladino, la langue parlée par les Juifs espagnols chassés d’Espagne en 1492. Mélodies insinuantes, venues des quinzième, seizième, dix-septième siècles pour les trois premières Alma y vida y corazón, Tres Hermanicas, Canción de Cuna et de la Tanger de 1890 pour la dernière, Abraham Avinu, elles sont ici interprètées avec soin par Erminie Blondel accompagnée par le piano expressif et charpenté de Thomas Tacquet.
Un mot de la prise de son : dommage qu’elle soit un peu ingrate, avec une voix près du micro dans une acoustique mate.