Idée judicieuse que d’avoir intitulé cet album Bijoux perdus (au pluriel), en référence au Bijou perdu (au singulier), opéra-comique d’Adolphe Adam dont Jodie Devos chante ici l’air « Pour rester en cette demeure ». Le père de l’inusable Giselle, du Corsaire (dont il reste un pas de deux), du Postillon de Longjumeau (dont il reste onze contre-ut) et d’une kyrielle d’opéras-comiques dont il ne reste que le titre, est à son meilleur dans cette mélodie ravissante – on nous pardonnera ce mot désuet, mais qui dit assez bien son charme doux, un peu penché, délicat et volatil.
Marie Cabel en Philine de Mignon
Ce fut le premier succès parisien de Marie Cabel, soprano colorature qui fit les beaux soirs de la salle Favart et du Théâtre-Lyrique au milieu du XIXe siècle. Mlle Cabel était belge, comme Jodie Devos qui lui consacre cet album charmeur qui forme une sorte de diptyque avec son rutilant récital Offenbach.
Des acrobaties vocales, mais pas que
C’est une nouvelle réussite totale. Sa virtuosité est ébouriffante, la voix se joue des acrobaties les plus dangereuses comme si de rien n’était, mais ce qui séduit encore davantage, c’est sa musicalité qui fait merveille, et un superbe timbre de soprano.
Sur le berceau du disque Offenbach s’était penché Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane. Nombre des airs choisis alors étaient peu connus. Jodie Devos et lui se sont retrouvés pour ce nouveau récital, et dans le même esprit sont allés dénicher des pièces d’Auber, Victor Massé ou Fromental Halévy, pour la plupart passablement oubliées.
Jodie Devos en Lakmé à l’Opéra de Tours © D.R.
Marie Cabel avait le goût des pyrotechnies vocales, elle se promenait avec insouciance parmi les contre-ut, contre-ré et contre-mi, et ne se privait pas d’en rajouter quelques poignées. Rien n’était assez brillant, d’autant que son public venait pour cela.
On dit que c’est elle qui suggéra fortement à Ambroise Thomas de lui rajouter une Polonaise dans Mignon, et cela donna « Je suis Titania la blonde », cet air que tous les sopranos légers ont gazouillé. Ici, sur le tempo raisonnable choisi par Pierre Bleuse qui dirige le Brussels Philharmonic avec raffinement, Jodie Devos en donne une version élégante, mettant en valeur la longueur de sa voix, la chaleur de son registre central, une diction impeccable, et des phrasés de soprano lyrique, avant bien sûr une cadence finale qui tutoiera le haut de la tessiture, mais en somme ces bagatelles diamantines charmeront moins que les phrasés sensibles qui les auront précédées.
L’émotion plutôt que l’exploit athlétique
Du même Ambroise Thomas, deux extraits du Songe d’une nuit d’été (Opéra-Comique, 20 avril 1850) mettent en évidence une ligne vocale qui allie le panache au voluptueux. Ainsi l’air d’Elisabeth, « Le voir ainsi », où vocalises et coloratures se teintent de couleurs rêveuses et tendres, expressives et non pas sportives… L’air du rêve, dévolu aussi à Elisabeth 1ère, accompagnée par la flûte et des pizzicatos des violons, était souvent bissé à l’époque. Ce n’est d’ailleurs pas Cabel qui le créa (elle fut de la reprise en 1866), mais Caroline Lefebvre, autre vedette des scènes lyriques, qui était un Dugazon, donc un mezzo léger à colorature. Raison pour laquelle cet air mélancolique et suspendu ne fait appel à aucun effet facile, mais à la seule musicalité. Très joli moment.
Jodie Devos © Dominique Gaul
Le sourire dans la voix
Tous les qualificatifs utilisés plus haut (doux, penché, délicat, etc.) pourraient être repris pour l’ensemble de cet album. Disque parfumé à la violette, sage comme une matinée salle Favart, du temps où on y conduisait sans danger les jeunes filles à marier. C’est l’art de Jodie Devos qui donne son prix à tout cela. On aime le sourire qu’on entend dans sa voix.
Et c’est son art du legato qu’on admire par exemple dans l’air « de la lyre » « Que dis-tu ? » extrait de Galathée (Opéra-Comique, 14 avril 1852), créé par Delphine Ugalde, chanteuse non moins illustre à la même époque, où se démontre la profonde connaissance des voix de Victor Massé : écrite très centrale, ne s’offrant qu’un furtif contre-ré au sommet d’une vocalise et quelques sauts d’octaves, c’est une gentille romance (paroles de Barbier et Carré, avec dryades et amadryades) ici sublimée par son interprète.
De l’exotisme jusqu’à l’absurde
L’une des séquences les plus étonnantes est une scène avec chœur extraite de Jaguarita l’Indienne de Fromental Halévy (Théâtre-Lyrique, 14 mai 1855). Cet opéra comique (livret de MM de Saint-Georges et de Leuven) met en scène la reine des Anacotas avec lesquels les Hollandais sont en guerre. Il y a là un jeune officier nommé Maurice qui va dompter le cœur de Jaguarita… Cabel y montra « une voix ravissante et une facilité incomparable », si l’on en croit Félix Clément.
Cette scène est une chose assez ahurissante, sans aucun souci d’exotisme musical, pour ne pas parler d’authenticité. Cette Indienne pourrait être une anabaptiste, une amazone ou une vivandière qu’on entendrait les mêmes batteries de cordes, les mêmes rythmes de marche au début et la même cabalette à la fin. Vingt ans après La Juive, Halévy semble s’amuser à y faire se succéder les rythmes les plus contradictoires, pour le plaisir du brio et du savoir-faire, et enchaîner des accords triomphants et des romances onctueuses, avec bien sûr quelques vocalises brillantes, montant jusqu’au ré, mais dans un trait rapide et propre à soulever des bravos.
Cependant en grand connaisseur des chanteurs qu’il est (il fut chef de chant et maestro al cembalo au Théâtre-Italien), il laisse l’essentiel de l’air dans la zone de confort de la voix. Il est très intéressant de voir à quel point Jodie Devos est fidèle à toutes les indications de ces partitions extrêmement précises. On le disait, Mlle Cabel était réputée pour rajouter beaucoup de dentelles à ses partitions, Jodie Devos est, elle, d’une rigueur parfaite.
Caprices de diva
Marie Cabel appartenait à une famille de chanteurs : un mari professeur de chant, un beau-frère baryton, Louis-Joseph Cabel, un autre ténor, Edmond Cabel, qui créa Hylas des Troyens. Les photos montrent une jeune femme au grand front, le décolleté avantageux et une taille fine qui doit beaucoup à l’art des corsetières.
Marie Cabel par Reutlinger
Tout son charme était semble-t-il dans sa voix. Pierre Larousse commence son portrait par des compliments : « La nature a doué magnifiquement cette cantatrice. Elle lui a donné, sous le rapport physique, une beauté de visage et de formes qui ne laisse rien à désirer, et, sous le rapport musical, une voix d’un timbre flatteur, étendu et flexible. »
La suite tient du coup de pied de l’âne ou de la vacherie savamment modulée : « Mme Cabel est avant tout vocaliste ; elle a plus de voix que de science et de style, et, si, un jour, cet organe si pur et si agile vient à s’altérer, l’expression, qui est l’âme du chant, ne consolera pas les dilettantes des défaillances de la voix, car l’expression fait complètement défaut à Mme Cabel, qui n’en restera pas moins une artiste de premier ordre. » Et vlan.
Jodie Devos, non moins éblouissante techniquement, brille, elle, par son expressivité et touche toujours juste.
Sur mesure pour la fauvette
Tel autre critique écrivait : « [Mlle Cabel] aura beau vous dire qu’elle est Jaguarita, la farouche reine des Anatocas, vains efforts ! Elle est et elle restera Marie Cabel, la gentille fauvette du Théâtre-Lyrique, et les cris de panthère lui sont interdits.»
Marie Cabel caricaturée en Jaguarita par Marcelin
C’est pour cette fauvette qu’Auber composa une Manon Lescaut (Opéra-Comique, 23 février 1856), dont « l’éclat de rire » fut fameux (écouter Mady Mesplé, évidemment éblouissante).
Jodie Devos a choisi « Plus de rêve qui m’enivre », dont la palette de sentiments est plus variée : d’abord un cantabile nostalgique, aux belles ornementations expressives (une vocalise jusqu’au ré bémol), puis une partie allegro sur un rythme de valse (Manon ouvre une boîte à bijoux, grisée telle Marguerite), enfin une cabalette virevoltante à souhait… Air, dont Alexandre Dratwicki dit justement qu’il semble par sa progression dramatique préfigurer la Traviata (qui sera donnée à Paris le 6 décembre de la même année), et en effet par les climats qui s’y succèdent, sa souple orchestration (avec l’indispensable flûte qui ondule sur des arpèges de harpe pour suggérer un bal en coulisse), les couleurs vocales dont joue Jodie Devos (Manon vocalise à loisir tout en répétant qu’elle a trop de chagrin), c’est un bel exemple des raffinements de l’opéra-comique à la française.
Jodie Devos en Olympia des Contes d’Hoffmann, mise en scène Robert Carsen © D.R.
D’Auber aussi, « Le singulier récit qu’ici je viens d’entendre », extrait de La Part du diable (Opéra-Comique, 16 janvier 1843), est une curiosité puisqu’il est chanté par un soprano jouant le rôle de Carlo Broschi, alias Farinelli, mêlé ici à une invraisemblable intrigue à la cour de Philippe V d’Espagne. Créé par Mme Rossi-Caccia, et repris par Marie Cabel, c’est surtout un air prétexte à notes piquées, trilles, mordants et pirouettes allègres (orchestré avec finesse, avec de jolies choses pour le hautbois et la flûte) où Jodie Devos peut jubiler à loisir (mais le legato de la partie lente n’est pas moins merveilleux), et donner l’impression que tout cela est facile, alors qu’évidemment…
Cocottes dans l’air
Archéologie musicale ? Certes, mais pas seulement. Il y a souvent dans ces mélodies un peu plus que du savoir-plaire, un peu mieux qu’un artisanat sinuant entre conventions et scènes-à-faire, et parfois même une inspiration modeste, mais touchante. Evidemment, ce répertoire pourrait être écouté avec des oreilles sociologiques, confectionné qu’il était pour la (petite) bourgeoisie du milieu du dix-neuvième siècle. C’était le grand opéra en plus aimable, le grand art en réduction. Des intrigues anodines, d’aimables décors, de douces mélodies qu’on écoutait négligemment en contemplant les dorures et battant le tempo de son éventail ou de ses jumelles de théâtre, et tout d’un coup un air à cocottes, des friandises sonores à rosir de plaisir.
Jodie Devos © D.R.
Meyerbeer, lui aussi, s’adonna à ces douceurs : L’Etoile du Nord (Opéra-Comique, 16 février 1864) met en scène Pierre le Grand voyageant incognito en Finlande et rencontrant sa future seconde épouse Catherine. La partition, exotico-fantaisiste, passablement décousue, « polyorama musical » (Félix Clément), se déroule dans un milieu de mineurs et de pêcheurs. Triomphe parisien et international. La prière « Veille sur eux toujours » suivie d’une barcarolle d’adieu avec chœur atteint des sommets d’absurdité : Catherine à la fin de l’air s’embarquera pour la guerre, à la place de son frère qui vient de se marier. Là encore, Jodie Devos suit la partition avec une rigueur méritoire jusqu’à la note finale, appliquant à la lettre l’indication « Faites le trille aussi long que possible. »
Les coloratures de la folie
De l’air « Ombre légère » de Dinorah du Pardon de Ploermel (Meyerbeer aussi), de callassienne mémoire dans sa version italienne, Jodie Devos donne une version qui est un modèle de goût : c’est en suivant à la lettre les indications de Meyerbeer (« con gran portamento di voce ») qu’elle joue cette scène de folie où Dinorah croit danser avec une ombre, à laquelle elle prête vie musicalement soit en se répondant à elle-même en écho, soit en dialoguant avec les bois de l’orchestre. De périlleuses vocalises y trouvent leur nécessité et leur vérité, alors qu’il est si facile de tirer un tel air du côté de la performance athlétique…
On lui tire son chapeau pour le scrupule et l’amour, pour ne pas dire la piété, qu’elle aura mis à rendre hommage à sa compatriote. En admirant sa musicalité et la richesse du timbre et un on-ne-sait-quoi de personnel qui transcende les « entrechats de gosier » dont Liszt se gaussait.
Très joli florilège, quoiqu’un peu court (64 minutes, il y avait place pour deux ou trois airs encore) qui réjouira les âmes sensibles, amatrices de choses charmantes, douces, un peu penchées, délicates et volatiles…
La première salle du Théâtre-Lyrique, boulevard du Temple