Un centenaire Puccini sans Jonas Kaufmann ? Impensable, apparemment. Avec sa vocalité si peu italienne, le ténor après tout se sera illustré avec constance à la scène et au disque dans presque tous ses opéras. Il pourrait ici être comparé à lui-même dans ses précédents enregistrements, notamment son récital de 2015 avec Pappano. Force alors est de constater que l’instrument a perdu de son éclat, et que les étranges sons baillés qui lui ont souvent tenu lieu de mezza voce sont devenus un peu systématiques (le contre-ut de Bohème annonce un petit somme plutôt qu’une nuit de fête).
L’idée de convoler ici avec six chanteuses de premier plan dont déjà il fut le partenaire à la scène (à l’exception de Pretty Yende) permet au moins de vérifier ce qui chez Kaufmann ne s’altère pas : le charisme – que chacun des dix duos illustre admirablement. Certes, on note que le ténor s’invente plusieurs voix au fil des rôles, avec un Rodolfo vieilli mais charmant, un Mario tonitruant mais lascif, un Des Grieux sentimental, un Pinkerton chaleureusement crooner… De ces personnages il n’a audiblement plus vraiment l’âge ni vraiment la voix, mais il en a la carrure et l’enchanteresse séduction. Face à lui, la Mimi de Yende est délicieuse, Sonya Yoncheva est une Tosca trop fardée (ce qui est parfait), Anna Netrebko une Manon sans vraisemblance ni charme, mais c’est Netrebko, Maria Agresta est une Butterfly finement ourlée. N’allons pas ici chercher le théâtre, le drame, une vérité puccinienne et prenons chaque extrait pour ce qu’il est : de formidables numéros réalisés par des professionnels hors-pair.
Mais viennent Il Tabarro et Fanciulla del West. Luigi est vraiment dans la voix et dans le caractère de Kaufmann ; l’écriture puccinienne, travaillant la tension plus que la grande ligne vocale, se prête à son phrasé – quel frisson alors ! Et face à lui, Asmik Grigorian n’est pas d’une humeur de gala – elle donne tout ce qu’elle peut donner sans faux-fuyants ni joliesses de bal. De ces deux-là, il nous faudrait une intégrale, tant Tabarro est un parent (assez) pauvre de la discographie puccinienne. Quant à Dick Johnson, c’est une autre évidence. La relative usure vocale entre naturellement dans le portrait du desperado, composant une virilité lasse face a une Malin Byström éblouissante (ébouriffante, même) de conviction, d’incarnation. C’est la deuxième intégrale qu’il nous faut, si possible après-demain : Fanciulla n’est même pas parent pauvre, mais la « sola, abbandonata » de la discographie (un Mitropoulos/Steber de haute mémoire ne suffisant pas à notre appétit). Nous la refuser serait une injustice. En fill up, une « gelida manina » pas indispensable (on aurait préféré « Ch’ella mi creda ») et un « E lucevan » vaillant mais sans éclat ne changent rien au tableau, ni à la gloire du ténor. Un centenaire Puccini sans Kaufmann ? Allez, admettons : impensable.