Josef Mysliveček n’était plus connu que d’un petit nombre, sinon chez lui, en République tchèque. Burney l’avait signalé. A Prague, quelques musicologues curieux le redécouvraient dès 1908. Chez nous il fallut attendre 1927 : Marc Pincherle, puis Saint-Foix s’intéressèrent à lui, le premier au travers de son écriture instrumentale, le second pour sa relation à Mozart. Oublié, ou simplement cité, l’opera seria était réduit à l’état de relique, reléguée dans une chapelle obscure et poussiéreuse. Aussi ses 26 ouvrages lyriques furent-ils négligés, alors que sa musique instrumentale – remarquable – faisait l’objet d’éditions et d’enregistrements nombreux (2), notamment par Vaclav Luks et son Collegium 1704. Petr Vaclav, le réalisateur d’ « Il Boemo », avait déjà signé « Confession d’un disparu », dont le film d’aujourd’hui est en quelque sorte le prolongement. Il s’est naturellement tourné vers Vaclav Luks et son ensemble pour en enregistrer la bande son. Les œuvres retenues sont des extraits de sept de ses opera seria (3) et d’un oratorio.
Authentique sinfonie, l’ouverture d‘Ezio (1777), par laquelle nous commençons, parfaitement classique, aurait pu être signée Haydn ou un de ses contemporains, témoignant d’une science de l’écriture et de l’orchestration héritée de l’Ecole de Mannheim. D’emblée, l’orchestre, rodé à souhait, nous promet de magnifiques moments. Vaclav Luks communique son bonheur et son incroyable énergie à diriger cette musique, colorée, franche, tendre comme tourmentée, toujours animée. De Mysliveček, l’art de l’écriture pour la voix n’a rien à envier à celui de Mozart, au point que la confusion est aisée. Même de la part de Köchel qui attribua à ce dernier l’Abramo ed Isacco de notre Boemo (4). L’inspiration, l’invention, le traitement orchestral et vocal, la caractérisation des personnages et le sens dramatique, tout emporte l’adhésion, au point que l’on oublie la référence à Wolfgang, qui dut lui emprunter plus que l’on imagine (5).
On fera grâce au lecteur des intrigues complexes des opera seria, dont la typologie – simple – est bien connue (6). En tête de distribution, Philippe Jaroussky nous comble à travers les deux personnages qu’il incarne (Licida, de L’Olimpiade, et Timante, d’Il Demofoonte). Son timbre, comme l’élégance de son chant. sont dans toutes les oreilles. Il est dans son élément et rayonne, jouant ses personnages avec une intensité rare. Emöke Barath nous offre deux airs de Demetrio, le premier précédé de son récitatif. La voix est toujours aussi ample et libre, d’une maîtrise technique et stylistique sans faille. L’agilité, la précision des ornements et des passages virtuoses sont exceptionnels. La soprano slovaque Simona Saturova, familière du compositeur dont elle a enregistré des airs de trois opéras non représentés ici, chante l’aria le plus développé du CD (extrait d’Il Bellerofonte, avec cor solo). La voix, ronde, sait se faire sensuelle comme passionnée dans les moments dramatiques. Son air suivant, d’Armida, est paré de couleurs gluckistes, qui tranchent avec le style précédent. Le phrasé est empreint de noblesse et l’émotion est au rendez-vous. Troisième soprano, la flamboyante Raffaella Milanesi chante deux extraits de L’Olimpiade (7), qui encadrent un court duo, avec Philippe Jaroussky. Le CD s’achève sur l’air qui rencontra le plus grand succès de son temps « Se cerca, se dice », créé par le castrat Marchesi. D’une profonde beauté, avec une expression renouvelée qui épouse parfaitement les évolutions psychologiques, sa facture et son interprétation suffiraient à la réhabilitation de Mysliveček. Il faut mentionner Sophie Armsen, remarquable mezzo, au timbre charnu, qui chante le repentir d’Eve (de l’oratorio Adamo ed Eva), puis un air tourmenté et tendre de L’Olimpiade. Enfin, Benno Schachtner, contre-ténor, et Juan Sancho, ténor, se joignent aux deux premiers pour l’ensemble de Romolo ed Ersilia, propre à conclure un acte.
Le Collegium 1704 brille de tous ses feux, avec des vents fruités et agiles, des cordes soyeuses, pour rendre à chacune de ces pièces son éclat d’origine. La réussite est manifeste, et le bonheur au rendez-vous, pour un programme généreux (plus d’une heure vingt) sans que l’on ait conscience de l’écoulement du temps.
La découverte par le plus large public de Mysliveček est propre à relativiser les hiérarchies véhiculées par nos histoires de la musique, comme à interroger sur la notion de génie. Après cette admirable démonstration de l’art, riche, puissant, subtil, du compositeur, nous attendons que Vaclav Luks et son équipe nous livrent l’intégralité d’opera seria encore inconnus.
P.S. : Seule dérisoire réserve : la brochure d’accompagnement, trilingue, ne reproduit les textes chantés qu’en italien. Il faut scanner un QR code pour avoir accès aux traductions.
(1) Au moment où l’enregistrement nous parvient, nous n’avons encore pu apprécier le film, dont la sortie est proche. N’attendez donc pas de comparaison à Amadeus, la magnifique et dérangeante imposture historique qui a conforté bien des légendes totalement infondées, dont la diffusion a touché un immense public. (2) Seuls trois opera-serias, et un oratorio, longtemps attribué à Mozart, ont été enregistrés. Quatre cantatrices ont osé inscrire à leurs programmes des arie de notre compositeur (Magdalena Kozena, Ann Hallenberg, Simona Saturova – que nous retrouvons ici – et Teodora Gheorgiu, avec Christophe Rousset). (3) Couvrant la période 1767 – 1779, de Bellerofonte à Armida. Tous les livrets sont signés Metastasio, à l’exception des deux premiers cités (respectivement de Bonecchi et de Migliavacca, d’après Quinault).
(4) Anh.C.3.11 ; Mozart l’entendit à Munich en 1777 ; l’enregistrement complet fut réalisé à Prague (1991).
(5) Sa Clemenza di Tito précéda celle de Mozart de 18 ans.
(6) Isabelle Moindrot y consacre un passionnant chapitre de son ouvrage - L’opéra seria – paru chez Fayard.
(7) Il y a dix ans, L’Olimpiade était donné à Caen, justement avec notre soprano dirigée par Vaclav Luks.