Longtemps, Philippe Herreweghe s’est tenu éloigné de Haydn. Y touchant à peine en concert, il n’en avait pas enregistré une seule œuvre. Quand on sait le talent du chef pour animer les masses chorales, on mesure l’impatience des mélomanes à l’entendre dans cette Création où le chœur tient une place si éminente. D’autant qu’un concert donné en mars 2014 à Bruxelles avait fait naître de grandes espérances. Le moins que l’on puisse dire est que l’on n’est pas déçu.
Certes, la discographie de l’ouvrage est pléthorique (plus de 60 versions !). Les plus grands ensembles vocaux y sont allés de leur contribution. Mais ce qu’apporte Herreweghe est unique : il parvient, dans un geste musical qui relève du miracle, à allier légèreté de ton et émerveillement devant le prodige décrit par la partition. La plupart des chefs choisissent de privilégier un des deux aspects, et s’y tiennent ; les uns (Marriner, Jacobs, Karajan) optent pour un récit pastoral plein d’innocence, alors que d’autres (Levine, Harnoncourt, Christie et surtout Bernstein) font ressortir les vertiges de l’interprète face au chaos d’où émerge la grandeur, la joie folle de la créature qui se rend compte qu’elle existe. Pour la première fois dans l’histoire de l’œuvre, un chef réussit à tenir les deux plateaux de la balance en parfait équilibre.
S’il y parvient si magistralement, c’est d’abord grâce à un chœur du Collegium Vocale qui répond à toutes ses sollicitations comme le ferait un instrument dans la main d’un virtuose. En effectif idéalement dosé, les choristes savent tonner aussi bien que murmurer, détacher chaque mot ou bâtir de longues lignes, le tout dans une justesse jamais prise en défaut, avec une homogénéité qui évoque un diamant pur. Et comme rien n’est lourd, rien n’est outré, tout est « survolé » dans le bon sens du terme, sans que cela pèse ou pose, dans une diction allemande parfaitement idiomatique. On tient là une prestation de tout premier plan, qui culmine bien sûr dans les finales de chaque partie, à faire bondir l’auditeur sur son siège. Voilà un chœur qui, par l’infini de ses possibilités, évoque précisément ce qu’est la création d’un monde.
Contrairement à certaines de ses réalisations précédentes, Herreweghe n’a pas négligé le choix de ses solistes. Evidemment, ce sont des voix plutôt petites, de type oratorio, qui sont ici mises en avant. Ceux qui veulent un Rafael grondant comme un Fafner, dans la veine de Kurt Moll, passeront leur chemin. Rudolf Rosen est un « petit format » si l’on veut, mais Herreweghe l’intègre dans un ensemble cursif, où les choses ne traînent jamais, où chaque mot reçoit son juste poids, grâce à une technique de chant classique mais efficace. Maximilian Schmitt et Christina Landshamer sont au diapason : des voix qui ne sont pas immenses, que l’on pourra trouver sans grande personnalité, mais la façon dont le chef les caresse, les porte, les polit et les enchâsse dans son écrin choral et orchestral est fascinante. Parce que rien de tout cela n’aurait été possible sans un Orchestre des Champs-Elysées dont les timbres sont une fête permanente, où le hautbois fruité le dispute à la timbale rondelette, où l’infime vibrato des cordes dépose des nappes de transparence sur lesquelles les cuivres viennent se déployer tout en douceur. Tout le monde s’écoute. Un vrai miracle, on vous dit …