Qu’est-ce qu’une grande prêtresse du baroque pur et dur peut avoir à partager avec l’univers symboliste et post-romantique d’un compositeur belge du début du XXe siècle ? Il faut presque se pincer pour y croire. Quoi, une Claire Lefilliâtre, complice des résurrections à la bougie opérées par Benjamin Lazar et Vincent Dumestre, accepte de se frotter à un répertoire qui n’a rien de commun avec Cavalli ou Lully ? N’imaginerait-on pas plutôt dans cette musique, pour l’essentiel composée entre 1902 et 1917, quelque wagnérienne soprano apte à traduire les tourments les plus furieux ? Peut-être, mais on aurait tort.
D’abord, parce que nous ne sommes ni à l’opéra ni dans une salle de concert, mais dans l’espace plus intime des salons, même si le piano est complété par un quatuor à cordes. Ensuite, parce que les poèmes, signés Baudelaire, Verhaeren ou Albert Samain, se situent plus dans le registre de l’apaisement, ou du moins d’une désolation épuisée, loin de toute forme de rugissement. Après, reste à accepter la quasi-absence de vibrato que la soprano cultive même dans ces mélodies proches de Fauré. D’autant que cette relative froideur du timbre ne va pas toujours de pair avec la clarté de diction qu’on pourrait au moins attendre en contrepartie. Il manque parfois à ce chant un peu trop de consonnes, et la couleur des voyelles a trop tendance à s’uniformiser dans l’aigu, pour que l’on puisse toujours suivre les textes sans se reporter au livret.
Bien sûr, le choix du quintette avec piano ne saurait manquer de rappeler certaines compositions marquantes de la fin du XIXe siècle, comme La Chanson perpétuelle de Chausson. Né en 1873, mort en 1953, Joseph Jongen ne s’en rattache pas moins à l’esthétique de ses prédécesseurs : découvrant la musique de Stravinsky et du Groupe des Six, il comprit qu’il n’avait rien à partager avec cette modernité-là. A 75 ans, en 1948, il composait encore une musique proche de Duparc. On pourrait d’ailleurs reprocher une certaine uniformité à ce disque, qui baigne dans une mélancolie générale, sur laquelle tranche à peine la saveur de chant populaire d’ « Epiphanie des exilés ». Pourtant, le minutage paraît un peu chiche, avec ses trois quarts d’heure à peine. Peut-être aurait-il été possible d’introduire une respiration supplémentaire en autorisant l’excellent quintette Oxalys à interpréter un peu de musique purement instrumentale.
On pourrait proposer une instructive comparaison avec le disque Jongen paru en 2003 chez Cyprès, où Mariette Kemmer interprétait une sélection de mélodies, soutenue par l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo.