Nous voici face à l’essentiel. Josquin a mis un terme à sa carrière et à ses voyages. II a quitté l’Italie et s’est retiré à Condé-sur-l’Escaut. Il a cinquante-quatre ans, âge vénérable. Il lui reste encore dix-sept pleines années à vivre. Il compose inlassablement – et au cœur de son travail se trouve la pensée de la mort.
Les pièces poétiques qu’il met en musique n’appartiennent pas toutes au genre funèbre ni à la déploration. Certaines sont même d’aimables bluettes dont le titre seul indique la nature : « Baisiez moi », « Faulte d’argent », « Petite Camusette »… D’autres en revanche sont teintes de mélancolie : « Si congies prends », « Regretz sans fin », entre autres. N’importe le texte. Josquin est décidé à ancrer sa musique dans la pensée du tombeau. Nulle lumière innocente ne vient baigner l’humeur de l’artiste. De sorte que tout ce programme semble une vaste réflexion et variation sur la mort. Cela est d’autant plus vrai que Josquin était de ceux qui préfèrent creuser leur sillon plutôt que s’en distraire et s’égailler. Les sensibles et savantes notes de Björn Schmelzer le disent : « dans la dernière étape de sa vie, Josquin semble mettre en place les techniques virtuoses de répétition comme s’il voulait articuler les ruines de la vie elle-même ». Cette obsession à la fois musicale et morale fait naître des oeuvres elles-mêmes obsédantes tant y est fascinant l’approfondissement d’une matière unique.
A cet égard, « Baisiez moi », dont le texte est si naïf, résonne avec le lancinant désespoir de « Parfons regretz ». Ainsi, de toute parole, Josquin excave la contemplative et déplorante teneur. Toute chanson devient à cette aune un Memento Mori. Toute musique, une philosophie de la mort. C’est en cela que Josquin est undead : la mort ne l’a pas saisi (et le nombre de compositions apocryphes parues après sa mort atteste plaisamment ce fait).
A cette constance dans l’évocation funèbre, il faut une interprétation qui elle-même sache tisser sa cohérence de ton et de couleur. Tout le travail de Grain de la Voix semble précisément tendu vers la composition de cette palette de clair-obscur, de mélancolie retenue, de gravité sans empois. Aux œuvres de Josquin sont adjointes des pages de Gombert, Vinders, Le Brun, Appenzeller dont la splendeur funèbre fait de courts requiems adressés à la mémoire de Josquin.
Le sublime naissant de la confrontation avec le terme ultime et l’insurpassable dignité des larmes sont ici chantés avec une probité et une profondeur sans pareilles, qu’on déconseillera cependant aux grands dépressifs.