Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Stuttgart a confirmé son rôle majeur pour ce qui relève de la musique chorale (une brève recherche permet de découvrir que 51 chœurs y travaillent, dont les plus prestigieux). Helmuth Rilling fonda la Gächinger Kantorei dès 1954, Frieder Bernius son Kammerchor en 1968. Après avoir travaillé à Dresde et à Berlin (RIAS Kammerchor), Hans-Christoph Rademann a succédé en 2013 au premier, qui avait enregistré sept fois cette Passion. En 2005, il la dirigeait à son tour dans une version chorégraphiée, qui avait suscité quelques controverses. De cette expérience audacieuse, outre son chœur et son ensemble, il retient deux des solistes (Benedikt Kristjansson et Krešimir Stražanac), auxquels il adjoint Peter Harvey (le Christ), familier de Gardiner, certainement l’une des basses spécialistes de la partition, qu’il a fréquemment enregistrée. Les trois autres sont jeunes et enregistrent cette œuvre pour la première fois en tant que solistes. Patrick Grahl (l’Evangéliste) fut formé au Thomanerchor avant de prendre son envol auprès des plus grands chefs. Isabel Schicketanz, soprano, a suivi Hans-Christoph Rademann depuis Dresde où elle chantait sous sa direction. Marie Henriette Reinhold, mezzo également jeune, a fait ses classes aux meilleurs endroits pour aborder cette Passion.
La double tribune de la Thomaskirche (détruite en 1895) donna certainement à Bach l’idée de faire dialoguer les deux groupes. Il aurait pu rassembler une soixantaine de musiciens à cette occasion. Là où Joshua Rifkin, Paul Mc Creesh ou Sigiswald Kuijken se contentent de huit chanteurs pour les deux chœurs, Hans-Christoph Rademann croit sage de conserver les effectifs adoptés par la plupart de ses prédécesseurs et contemporains : trois par partie, à l’exception des sopranes (quatre). Comme nombre de ses confrères, le chef choisit de confier la partie d’alto à une femme ; de la même manière, il se conforme à l’usage en faisant chanter le cantus firmus à un troisième chœur de sopranos, alors que c’est aux orgues que le manuscrit autographe le faisait exécuter. Pourquoi pas ? Le chœur d’ouverture avance, clair, lisible, plein. Les récitatifs sont accompagnés à l’orgue. Les premiers chœurs de turba, vocalement admirables, surprennent par leur relative sagesse, alors que c’est une protestation de la foule. La progression est délibérée pour culminer à la scène précédant la crucifixion.
A la différence de Harnoncourt ou de Gardiner, qui soulignent le drame de façon quasi opératique, Hans-Christoph Rademann opte pour le cadre liturgique. Ce n’est pas à un oratorio de concert qu’il nous convie, mais à une célébration religieuse, dans la plénitude de son sens, avec ses accents pathétiques, sa vie intense comme sa méditation, son intériorité, sa ferveur (le récitatif du ténor « Mein Jesus schweigt » le traduit parfaitement, là où les ponctuations aux harmonies tourmentées sont souvent forcées, nous sommes ici dans la douceur, plane et désolée). Les enchaînements sont fluides et le modelé des chorals, exemplaire. Ainsi le « Wenn ich einmal soll scheiden » (n°60), qui précède le déchirement du voile du temple, est le plus recueilli que nous ayons jamais écouté. Le continuo est assuré avec un soin tout particulier (cf les n°40 et suivants). Cette Passion « est toujours propre à nous donner le courage nécessité par notre vie quotidienne » écrit le chef pour expliciter sa démarche.
Instrumentistes (tous exemplaires) comme chanteurs, chacun des interprètes y est pleinement engagé, enthousiaste : la réalisation est irréprochable pour ce qui relève de la conduite des parties, en illustration constante du texte de Picander. La précision, la lisibilité comme l’homogénéité sont admirables. Les tempi sont soutenus, sans forcer les contrastes. Les modelés de certains chorals peuvent surprendre où le chef souligne à dessein. « O Schmerz » que chante le ténor avec le chœur traduit parfaitement ses intentions. Le continuo est scandé pianissimo, les incises du chœur, piano, pour que le récit de Benedikt Kristjansson prenne tout son sens. Il en va de même dans l’aria qui suit. Le duo avec chœur «So ist mein Jesus nun gefangen » (n°33 de la partition) atteint une plénitude céleste, sitôt rompue par l’orage vocal, instrumental, animé à souhait.
Le plus sollicité, Peter Grahl – l’Evangéliste – voix claire et toujours intelligible, est un conteur captivant, d’une aisance magistrale dans tous les registres. Malgré quelques préventions (dépourvues de toute misogynie) relatives à l’usage d’une voix de femme pour la partie d’alto, la préférée du Cantor, force est de reconnaître la réussite de Marie Henriette Reinhold. Toutes les qualités d’émission, de timbre, de conduite et – surtout – d’intelligence du texte musical sont bien là. Chacune de ses interventions réjouit, « Erbarme dich » tout particulièrement. « Blute nur », nous permet de découvrir Isabel Schicketanz, soprano aux couleurs séduisantes, fraîches. Le récit qui suit, avec le chœur des disciples et la voix du Christ, est pleinement convaincant. C’est peut-être dans le « Aus Liebe will mein Heiland sterben », avec les deux hautbois da caccia et le traverso que le sommet est atteint. Le Christ de Peter Harvey, noble, sensible, est bouleversant. Quant à Krešimir Stražanac, ses arias sont exemplaires et témoignent de sa familiarité à l’œuvre de Bach. Issus du chœur, aucun des autres solistes ne démérite.
On pouvait redouter des chanteurs de la Gächinger Kantorei une sorte d’usure, de routine, tant ils ont chanté de fois cette œuvre. Il n’en est rien et l’ensemble confirme toutes ses qualités patiemment développées depuis des décennies. Il n’est que d’écouter une seule mesure – le « Barabbam » de la seconde partie – pour en être pleinement convaincu. Hans-Christoph Rademann en tire le meilleur parti et le sculpte à toutes ses exigences.
Cet enregistrement s’ajoute à une très longue liste de gravures de ce chef-d’œuvre (on approche les 300). A l’audition, on oublie le « à quoi bon ? », un peu blasé, qui la précédait. Cette seconde réalisation de Hans-Christoph Rademann, à laquelle il imprime sa marque, se situe parmi les réussites les plus cohérentes, les plus abouties. La restitution s’avère exceptionnelle par la présence de chacun comme par la spatialisation des ensembles.
L’enregistrement, sans coupure aucune, tient sur deux CD. La plaquette d’accompagnement comporte les textes de présentation en allemand et en anglais. Par contre, le livret n’est pas traduit.