Bien sûr, tout mozartien connaît et chérit les Noces de Figaro légendaires gravées par Karajan à Vienne en 1950 pour EMI, à l’aube d’une des plus belles aventures discographiques de l’histoire. Même privées de récitatifs, elles campent au panthéon, témoignage génial d’une sorte de paradis perdu du chant mozartien. De cette époque bénie (Schwarzkopf, Jurinac, Seefried, Kunz…) datent un live scaligère de février 1954, régulièrement distribué, mais aussi des bribes d’une représentation milanaise de 1948 (Schwarzkopf, Jurinac et la divine Cebotari : ami lecteur, cherche, cherche encore, tu seras amplement récompensé de tes efforts !). Plus près de nous, les représentations salzbourgeoises des étés 1972 et 1974 ont également été préservées.
Voici désormais qu’Orfeo, label dont la politique éditoriale fait, de longue date, œuvre de salubrité publique, publie avec le soin qui lui est coutumier, l’écho des Noces viennoises dirigées par Karajan en mai 1977. Les circonstances de ces représentations sont connues : après avoir claqué la porte du vénérable Staatsoper de Vienne avec fracas en 1964 pour se retirer sur son aventin berlino-salzbourgeois, Karajan en retrouve le chemin en ce printemps 1977 pour cette reprise des Noces de Figaro dans la fameuse mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle ainsi que pour quelques représentations du Trouvère.
Est-ce la chaleur et l’émotion des retrouvailles entre le chef et le public viennois? Cette soirée du 10 mai 1977 est incontestablement une réussite et l’on doit se réjouir d’en retrouver l’écho dans d’aussi bonnes conditions.
A tout seigneur tout honneur, on saluera pour commencer la direction ensorcelante de Karajan et les prodiges de beauté qu’il tire de l’Orchestre du Staatsoper (le Philharmonique de Vienne, en réalité, conformément à une saine et heureuse tradition). Que l’on se rassure: on ne retrouve rien ici des pesantes et passablement indigestes liturgies autocentrées et sous-distribuées que furent les ultimes productions salzbourgeoises du maestro (ses derniers Don Giovanni, Rosenkavalier, mais aussi Ballo, Aida ou Don Carlo). La baguette sait bien au contraire être légère, vive, presque sautillante : la journée à laquelle il nous est donner d’assister est bien folle, on ne s’en plaindra pas. Certes, on aimerait que « Non so piu » soit plus haletant, mais quels vents ! Ils disent tout… Et quelles splendeurs dans la fosse ! On reste subjugué devant le fruité des bois, le soyeux des cordes, l’ivresse cajolante des phrasés. Un exemple parmi des dizaines: dans « Crudel perche finora », on ira écouter l’accompagnement de la section qui suit le retour en majeur (avant « Dunque in giardin verrai ? ») : une merveille ! Voilà une direction qui, à rebours du dogme baroqueux et de ses lectures souvent astringentes, redonne à cette musique de la chair et de la saveur, sans rien lui ôter de son muscle: voilà qui n’est pas sans rappeler ce que Philippe Jordan en a fait il n’y a pas si longtemps dans la fosse de l’Opéra Bastille.
Sur la scène, on est également à la fête. La distribution est l’exacte identique de celle du studio Decca de l’année suivante (à l’exception de Barberine, ici confiée à Janet Perry). Miracle de la scène et du direct, on la trouve ici magnifiée, plus vivante, les incarnations se font plus vraies et moins aseptisées. Cela tombe bien, car il y a du beau monde : rien à dire, le vieux lion savait composer ses casts, même après Legge…
José van Dam est un Figaro idéalement chantant, sa voix soyeuse étant ici mise au service d’une incarnation presque trop… aristocratique. Il est tout sauf un valet de comédie. La rivalité amoureuse avec le Comte a de ce fait rarement été aussi crédible. Le Comte de Tom Krause séduit par sa stricte vocalité, la voix est fort belle et impressionne par sa puissance péremptoire et son cuivre. On aimerait néanmoins que l’incarnation fut moins unidimensionnelle : les failles du personnage n’apparaissent pas assez (pour cela, de toute façon, voir la leçon de Fischer-Dieskau). Chez les femmes aussi, la barre est placée haut. Au pinacle, on placera sans hésiter le Chérubin irrésistible de Frédérica von Stade, qui tutoie l’idéal de ce rôle, avec sa voix charnue et idéalement timbrée, et son enthousiasme contagieux. La Susanne d’Ileana Cotrubas séduit par la pureté cristalline de son timbre plus que par l’ambiguïté (la perversité ?) de son incarnation. Voici une Susanne vocalement immaculée. Beaucoup de belles choses aussi chez la Comtesse d’Anna Tomowa-Sintow : la voix, un peu lourde, est quelque peu engorgée pour l’entrée, ce qui nous vaut une attaque un brin hasardeuse de « Porgi amor ». Mais dès qu’elle prend son envol, le résultat est superbe (magnifique reprise de « Dovè sono », par exemple) : le timbre charnu et crémeux ainsi que le souffle inépuisable font des merveilles. Le voile qui semble, en permanence recouvrir ce timbre, ne demande en réalité qu’à se déchirer pour aller vers la lumière. Rien à redire des seconds rôles, parfaitement tenus : Berbié, Bastin, Zednik, Equiluz, Kelemen… excusez du peu ! Tout ça nous fait des ensembles délectables, et qui plus est idéalement dirigés.
On est en définitive ravi de constater que cette version des Noces, dont on craignait qu’elle ne vienne encombrer une discographie déjà bien chargée, ne rougisse pas aux côtés des meilleures versions. On la trouve même, pour tout dire, diablement séduisante.
3 CD Orfeo d’Or C 856 123 D, 172′