Wagner a son héros de ténor : il a des boucles brunes et des yeux sombres, un regard fiévreux et une voix d’ébène. Son tout dernier récital consacré au maître de Bayreuth a été sacré, fort à propos, disque du mois par notre rédaction. Mais Jonas Kaufmann, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a une antithèse : il a des cheveux blonds et des yeux bleus, un visage lumineux et une voix toute de juvénile clarté. Klaus Florian Vogt, puisque c’est de lui qu’il s’agit, publie chez Sony Classical son propre programme wagnérien. Sa carrière, qui passe par Siegmund, Lohengrin, Erik et Parsifal, par Milan, Vienne, Bayreuth et Barcelone, légitime une immortalisation. Et le programme du disque, qui mêle audacieusement des rôles que Vogt fréquente de longue date et d’autres qu’on l’imagine plus difficilement endosser sur les planches, mérite qu’on y prête une oreille méticuleuse.
Les premiers le montrent, naturellement, fort à son aise. Les extraits des Maîtres Chanteurs de Nuremberg qui ouvrent la danse annoncent déjà une vraie maîtrise dans la conduite de la ligne du chant, une belle et insolente jeunesse dans l’expressivité, une évidente aisance. « Mein lieber Schwan », préféré au plus couru « In fernem Land », confirme par la suite toutes ces bonnes impressions, sans qu’on puisse empêcher un doute de s’instiller : si maints héros, particulièrement chez Wagner, semblent garder en dépit de tout, un pied dans l’enfance, tant de douceur, tant de sucre sont-ils pour dessiner un Lohengrin convaincant ? Et que dire de Parsifal ? Il faut du passé faire bien vite table rase pour apprécier, dans « Amfortas ! Die Wunde ! », toute cette suavité où l’on est habitué à entendre les mots « Erlöse ! rette mich… » portés par une autre puissance, une autre ferveur. Dans Siegmund non plus, Vogt ne parvient pas totalement à remplacer la force par l’élégie sans qu’on ait l’impression d’y perdre plus que ce qu’on y gagne.
L’air d’Erik et celui de Rienzi, de facture plus classique, de chant plus simplement lyrique, sont alors les plus beaux moments du disque. Tristan et Siegfried aussi, et nous n’en revenons pas de l’écrire. Car Vogt n’est pas Tristan, et nous ne souhaitons pas aveuglément le voir se lancer à la conquête de l’intégralité d’un rôle qui en a terrassé de plus héroïques. Camilla Nylund, qui lui donne la réplique dans « O sink hernieder, Nacht der Liebe », n’est pas davantage Isolde. On pourrait railler ce duo improbable d’un Evangéliste et d’une Rusalka se fourvoyant dans ce qui les dépasse. A mille lieux de l’orthodoxie wagnérienne, ils nous offrent pourtant un duo magnifique, un duo de studio qui devra peut-être le rester, mais dont on n’aurait pas voulu manquer les entrelacs sensuels, l’alliage magique des timbres. Vogt n’est pas non plus Siegfried, mais il sait faire des particularités de son timbre, de ses minceurs et de sa pâleur, l’instrument d’une agonie onirique, presque fantasmée, absolument irréelle.
L’artifice du disque, brillamment entretenu par Jonathan Nott et son Bamberger Symphoniker, qui savent retenir leurs coups pour soutenir le chant, nous vaut ici de beaux et étonnants moments de musique. Au disque au moins, Wagner peut avoir deux héros !
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Richard Wagner : Airs d’opéras | Richard Wagner par Klaus Florian Vogt