Connaissons-nous vraiment le pays où fleurissent les citronniers ? C’est la question posée presque explicitement par Sophie Karthäuser pour son nouvel album consacré à Hugo Wolf. Si elle nous semble aussi importante, c’est que la chanteuse belge, accompagnée d’Eugene Asti au piano, apporte un éclairage différent sur le compositeur viennois.
En faisant de Goethe et Mörike ses poètes fétiches, Wolf rapproche deux esthétiques qui peuvent être considérées comme mère et fille : d’un côté, l’on trouve les prémices du romantisme allemand à travers le maitre de Weimar (le cycle des Mignon, dont Schubert s’empara aussi), et de l’autre, la candeur (presque la naïveté) des idylles amoureuses et contadines de Mörike, si représentatives de l’époque Biedermeier (Im Frühling, Agnes). En mettant en musique ces textes, Wolf les transpose au cœur d’une époque (la sienne), où l’ambiance fin de siècle se fait déjà bien présente, évoquant ainsi un tendre regret du passé (presque dans la même idée que Mahler).
Rappelons avant de commencer que Sophie Karthäuser est une soprano au timbre clair et brillant. Ainsi, le choix des lieder s’est entre autres effectué en fonction de la tessiture et de la couleur correspondantes (pas de Michelangelo-Lieder, ni autres recueils ou pièces écrites pour voix plus graves). Une fois cette sélection terminée, concentrons-nous sur le texte. Le livret reproduit les poèmes en langue originale ainsi qu’en français et en anglais. On pourrait presque pousser les éloges sur la diction de la chanteuse jusqu’à remettre en question l’utilité de la version allemande, tant les détails apportés à la prononciation sont nombreux. Fort heureusement, le même soin est donné à l’intonation, assez peu évidente par moments chez Wolf. Enfin, le choix des couleurs en fonction du mot est toujours très heureux, comme dans An eine Äolsharfe ou Anakreons Grab, et l’on se réjouit du fait que son partenaire de jeu possède les mêmes qualités de dosage dans l’écriture pour piano finalement assez sobre du compositeur. Il serait peut-être de mauvais jeu que de grogner sur l’absence de biographie dans le livret, mais il est toujours sympathique de savoir à qui l’on a affaire dans un enregistrement. Même avec des interprètes célèbres.
Mais revenons à nos citrons : la particularité de cet enregistrement, c’est qu’il rompt avec le cliché d’un Wolf tortueux et torturé, recherchant la noirceur à chaque coin de vers. Certes, le pessimisme fataliste n’est pas absent de pièces telles que Das verlassene Mägdlein, et la dimension dramatique se fait bien sentir dans ce fameux Kennst du das Land…, mais la lecture n’en est pas moins rayonnante. Sophie Karthäuser cherche sans doute à estomper les détails expressionnistes de l’écriture de Wolf, évitant soigneusement le pathos et rendant hommage à Schubert, exercice stylistique qui se justifie parfaitement. Savourons donc un Mignon III à faire pleurer les pierres par sa pureté ou encore Er ist’s, hymne au printemps et à l’amour dont le bonheur ne semble pas pouvoir être plus complet.
C’est cette synthèse entre la poésie romantique allemande, les audaces harmoniques de Wolf et les souvenirs de Schubert qui font de cet enregistrement une belle redécouverte du pays des citronniers.