Tout d’abord, on joue au petit jeu des ressemblances, au « on dirait du… », au « ça fait penser à… », on joue l’esprit fort, on ne veut pas être dupe… Et puis très vite on se laisse prendre. Là où on ne voulait voir que de l’habileté, une manière de réponse sur mesure aux vœux de Peter Gelb, le General Manager du Metropolitan, on découvre une œuvre complexe, émouvante, sincère. Superbement dirigée et chantée. Qui pourra, grâce à ce double album, émouvoir ceux qui l’ont vue lors de sa diffusion dans les cinémas en décembre 2022 et l’écouteront différemment, mais aussi ceux qui la découvriront. Les admirateurs de Renée Fleming et de Joyce DiDonato ne manqueront évidemment pas ça.
An amazing idea
C’est Renée Fleming qui en aurait donné l’idée à Kevin Puts. Ils se connaissent bien, Puts avait écrit pour elle un cycle de mélodies, The Brightness of Light, basé sur des lettres de Georgia O’Keeffe. Le compositeur lui demandant si elle avait une idée pour un opéra où ils pourraient collaborer à nouveau. Fleming répondit qu’elle aimerait une œuvre qui se déroulerait à plusieurs époques en même temps un peu comme The Hours. Puts dit avoir tout de suite trouvé que c’était an amazing idea…
Une solution, peut-être ?
Les théories de Peter Gelb, on les connaît bien : « Il est essentiel pour une maison comme le Met d’enrichir le répertoire lyrique », dit-il. « Si l’on veut que l’opéra ait un futur, il doit, tout comme le cinéma, le théâtre ou les arts visuels, se renouveler. Mais c’est un défi car le public redoute souvent la création contemporaine, craignant qu’elle soit aride, peu accessible. » Et de se réjouir qu’existe « une nouvelle génération de compositeurs aux États-Unis qui n’ont pas peur d’écrire de la musique mélodique » : The Hours, Fire Shut Up In My Bones, Dead Man Walking, X : The Lifes and Times of Malcolm X…
Il est de fait que lors de la création au Met de The Hours, une grande partie du public (le chiffre de 40% circule) n’était jamais allée à l’opéra.
Si on a lu le livre de Michael Cunningham (1998) ou vu le film de Stephen Daldry (2002, avec Nicole Kidman, Julianne Moore et Meryl Streep), on se souvient de trois personnages de femmes, de trois biopics entrelacés : Virginia Woolf essayant d’écrire Mrs Dalloway en 1923, Laura Brown une femme de la middle class dans une banlieue résidentielle de Los Angeles en 1949 attendant un enfant et dépressive, enfin Clarissa Vaughan, une éditrice new yorkaise organisant fiévreusement à la fin des années 2000 une party pour Richard, son ami très cher en train de mourir du sida.
Entre elles, plusieurs liens, et d’abord ce livre, Mrs Dalloway.
Virginia Woolf écrit l’histoire de cette femme du monde qui elle aussi prépare une party, et croise un jeune poète suicidaire ; Laura Brown lit le livre, où elle trouve un écho à sa propre dépression – on la verra s’enfuir, délaissant son petit garçon, et se réfugier dans un hôtel, le Normandy, pour s’y suicider en avalant des somnifères, ce qu’elle renoncera à faire ; Clarissa Vaughan, que Richard, son ami poète surnomme Mrs Dalloway (à cause de sa frénésie à organiser la party), revivra le souvenir de brèves amours avec lui, their finest hours. Dans le film de Stephen Daldry intitulé déjà The Hours (le titre auquel avait songé Virginia Woolf), on voit Ed Harris (Richard) sauter de sa fenêtre sous les yeux de Meryl Streep, et l’on voit Virginia Woolf (Nicole Kidman) entrer dans la rivière où elle se noiera. L’opéra sera plus allusif.
Un opéra post-moderne ?
Trois femmes que rapprochent leurs états d’âme : la mélancolie, la nostalgie, le ressouvenir, la dépression, le désespoir, la tentation du suicide, la mort.
Le livret de Greg Pierce reste très proche du scénario de David Hare pour le film. Et construit l’intrication des trois intrigues. De la même façon, la partition recourt à des superpositions, des collages, multiplie les références musicales, dans une esthétique qu’on dira post-moderne, et qui n’a pas peur de jouer la carte des à la manière de.
Est-ce parce que nous sommes dans une année Puccini, mais on pense souvent à lui. Le lyrisme des phrases, le pathétique, cette manière de faire chanter des femmes désemparées, mais aussi cette habileté à jouer en catimini d’audaces harmoniques ou simplement de dissonances, d’accords non résolus qui pourraient désappointer le public mais qui, l’émotion les portant, passent en contrebande. Puccini était coutumier du fait.
Un flux musical porté par l’orchestre
On pense aussi à lui parce qu’on peut écouter cet opéra en se détachant de l’intrigue pour se laisser porter par le flux musical, et d’abord par une écriture orchestrale constamment variée, scintillante, suggestive. Et par cette manière soudain d’étirer le temps, d’alterner tensions et détentes, de construire la montée vers un sommet d’émotion.
On pensera aussi à Richard Strauss, bien sûr à cause du trio final, qui rappelle Rosenkavalier, qui fut l’un des triomphes de Miss Fleming, un très beau trio où le temps semble se suspendre sur des arpèges de harpes qui ne veulent pas s’éteindre. Mais d’ailleurs est-ce que son air du premier acte « Here on this corner » ne fait pas déjà penser au monologue de la Comtesse Madeleine dans la scène finale de Capriccio ?
Puts avoue aussi sa dévotion de toujours à Mozart et c’est sans doute la raison d’une citation très drôle de quelques notes de la Reine de la nuit par une petite marchande de fleurs, Barbara (Kathleen Kim), qui les envoie très crânement.
Mais combien d’autres références passent dans la mémoire. Par exemple, le souvenir de Samuel Barber et de Knoxville, Summer of 1915 pour l’écriture vocale ou celui du quintette avec clarinette « Souvenirs de voyage » de Bernard Hermann. Référence au compositeur attiré d’Hitchcock qui, je suppose, ne froisserait pas Kevin Puts, lui qui raconte volontiers son goût pour la musique de film, et notamment John Williams.
Salut à Philip Glass
Référence plus présente encore, Philip Glass. Qui avait écrit la partition du film de Steven Daldry, et Kevin Puts y fait explicitement allusion. Innombrables, les passages de musique répétitive où les bois, par exemple, font inlassablement tourner en boucle la même figure, sur laquelle les voix peuvent se poser. Dans une écriture vocale, qui le plus souvent choisit l’arioso, et un climat tonal, constamment modulant, frôlant l’atonalité, mais revenant toujours à la couleur tonale initiale.
Mais les envols lyriques sont superbes, ainsi cette scène du premier acte (pl. 7 du cd 1) où l’on voit Virginia (grandiose Joyce DiDonato) en pleine exaltation créatrice imaginer son personnage marchant dans les rues de Londres et être interrompue par la voix (celle du contre-ténor John Holiday) d’un homme chantant sous l’arc de Washington Square, une voix qui n’appartient pas à son univers mais à celui de Clarissa qui l’a entendue en passant par là dans un tableau précèdent.
Exemple du brio avec laquelle Puts utilise un des grands privilèges de l’opéra : faire s’exprimer deux ou plusieurs personnages en même temps et de surcroît ici des personnages vivant dans des mondes et des moments différents.
Simultanéité
On entend un autre exemple de cette virtuosité dans un passage crucial au début du second acte : après une ouverture très « atmosphérique » (ostinato des flûtes, longues phrases aériennes des violons, chœur à bouche fermée genre Sirènes de Debussy…), on verra Laura Brown, recluse dans sa chambre d’hôtel lire (et chanter) un passage de Mrs Dalloway que Virginia sera en train d’écrire dans une autre partie de la scène, leur voix tour à tour chantant à l’unisson puis divergeant.
La conduite vocale se sera un instant tendue, sur une écriture d’orchestre devenue très dissonante et heurtée, des couleurs sombres (basson, clarinette basse) pour évoquer le désarroi de Laura, avant de se rasséréner (ponctuations du piano emblématiques de Laura, souples phrases des cordes graves sur les deux voix entremêlées, lumière d’une flûte au lointain, retour des « sirènes ») pour leur duo à distance. Puis surgira Leonard Woolf (Sean Pannikar) inquiet de l’absence de Virginia et on glissera vers une autre scène (Clarissa surprise de voir revenir du passé Louis (William Burden), ancien amant de Richard).
Un collage vertical
Un peu plus tard, un autre exemple de superposition de styles musicaux, collage vertical si l’on peut dire, fera entendre un trio enfantin (les neveux de Virginia enterrant un oiseau mort dans le jardin), un dialogue acéré entre Virginia et sa sœur Vanessa (réalisant à quel point Virginia est malade), une manière de choral par le chœur, un ostinato « à la Glass », de grands appels de cuivre, puis les ponctuations d’un piano dissonant et obsessionnel accompagnant les lignes de plus en plus douloureuses de la voix de Laura, dans sa chambre d’hôtel, renonçant à avaler les pilules mortifères qu’elle tient dans sa main. Et de là on glissera vers la chambre de Richard et un ultime dialogue pathétique entre Clarissa et lui, sur d’obsessionnels arpèges descendants des cordes, qui semblent figurer l’engloutissement du personnage.
Magnifique Kyle Petersen allant jusqu’à son « I love you, Mrs Dalloway » et à sa chute dans le vide. On entendra alors en guise de chant funèbre un immense fortissimo de l’orchestre et du chœur, une séquence d’une violence tellurique saisissante qui fait penser au Requiem de Ligeti.
Dans l’accalmie trompeuse qui suivra, on entendra les touchantes retrouvailles de Laura et de Richie, son petit garçon, mort d’inquiétude parce qu’il avait cru comprendre qu’elle était partie parce qu’elle avait quelque chose « growing inside her », quelque chose grossissant en elle, allusion au dialogue qu’il avait surpris entre sa mère et Kitty (Sylvia D’Eramo), une voisine venue confier son désarroi face à un cancer.
On entendra le rassérénement de Virginia et de Leonard – et la conduite de la voix fera penser de plus en plus à celle de Richard Strauss –, on entendra les retrouvailles entre Richie (le petit Kai Edgar) et Dan son père (Brandon Cedel), moment joyeux furtif où l’orchestre un instant imitera les harmonies moelleuses de la Swing Era.
Puis arrivera une vieille dame, Laura, et on aura la confirmation de ce que Richie était devenu Richard, ce poète préférant le suicide à la mort lente du sida, et qui jamais ne s’était remis de son enfance.
Le trio final, les trois femmes réunies au premier plan, sera un immatériel moment de fusion vocale évidemment straussien, entrelaçant les trois voix qui sembleront ne plus vouloir s’arracher à cette quiétude enfin trouvée, hors du temps, chacune devenant tour à tour l’écho des deux autres dans un descrescendo infini.
L’une des raisons de la réussite de The Hours, c’est un cast impeccable. Outre ceux qu’on a déjà nommés (tous remarquables) on citera encore Denyce Graves qui chante Sally, la compagne de Clarissa, et dont on regrette que la partition ne lui donne pas une place plus importante.
Renée Fleming (Clarissa) qui n’avait pas chanté à l’opéra depuis sept ans est dans une forme vocale étonnante. Son rôle reste dans un registre central qui n’a rien perdu de sa beauté, pour ne rien dire des phrasés et de l’émotion qu’elle dégage, malgré sa retenue.
Kelli O’Hara, qui brille le plus souvent dans la comédie musicale (c’est l’une des stars de Broadway), est tout aussi à l’aise dans le chant lyrique, avec une très jolie voix aux aigus faciles, et c’est une magnifique actrice.
Quant à Joyce DiDonato, aussi méconnaissable en Virginia Woolf que l’était Nicole Kidman, elle est bouleversante de gravité, d’intériorité, de vraisemblance aussi. On admire la longueur de la voix, Kevin Puts lui demandant à la fois de monter très haut et de descendre très bas.
C’est un enregistrement live mais, quelle que soit l’intensité de leur jeu théâtral, très intense, aucune des trois ne néglige la beauté du son.
Enfin, il faut saluer Yannick Nézet-Seguin. Le chef québécois fait cette remarque intéressante que, d’avoir dirigé l’œuvre d’abord dans une version de concert avec l’orchestre de Philadelphie, il a acquis la conviction que Kevin Puts est d’abord un symphoniste. D’où une direction d’une grande fluidité. Le soin qu’il apporte à une orchestration très pointilliste ne contrarie jamais la grande ligne, ni un lyrisme élégant, sans graisse ni pathos. L’Orchestre du Metropolitan Opera est splendide.