Intéressant programme qui se propose d’évoquer ce qui se donnait à Vienne au temps de Mozart, et notamment dans ce grand théâtre populaire qu’était le Theater Auf der Wieden.
On avait beaucoup aimé Konstantin Krimmel dans la Brockes Passion de Haendel dirigée par Jonathan Cohen. Il y chantait la partie de Jésus avec noblesse. On s’est donc précipité sur ce nouveau disque, où on peut l’entendre dans un répertoire peu fréquenté.
Autre intérêt, ce nouveau disque remet en lumière le précédent de Krimmel, sous-titré Saga (CD Alpha, 2019), qui était passé sous les radars de ForumOpera et c’est grand dommage (voir plus bas).
Ce jeune baryton d’origine germano-roumaine, récemment invité à la Schubertiade de Schwarzenberg, a reçu le premier prix du concours de Lied Helmut Deutsch, ce qui est bon signe. Il fait partie actuellement de la troupe de l’Opéra de Munich, mais se consacre beaucoup au Lied et à l’oratorio, collaborant avec Philippe Herreweghe ou Raphaël Pichon.
Ici, on l’entendra avec l’excellente Hofkapelle München créée et dirigée par Rüdiger Lotter depuis plus de dix ans pour donner des interprétations « historiquement informées » sur instruments anciens ou à l’ancienne.
© Daniela Reske
Un théâtre des faubourgs
Le Theater auf der Wieden était une bâtisse dans les faubourgs de Vienne dont le fameux directeur depuis 1789 était Emanuel Schikaneder, entrepreneur de spectacle, chanteur de bonne volonté sinon de grande voix et Frère de Loge de Mozart. Le théâtre était grand (800 ou 1000 places), équipé d’une machinerie à l’italienne, avec trappes et gloires, permettant de donner dans le genre spectaculaire.
Justement, dans la dernière décennie du dix-huitième siècle ce qui faisait courir les foules à Vienne c’étaient les féeries, les opéras à machines, le genre fantastique, et Schikaneder s’était entiché du recueil de contes de Wieland et Liebeskind intitulé Dschinnistan, où il allait trouver l’idée de départ de la Flûte et de plusieurs livrets.
Travail à plusieurs
Pour commencer, quelques extraits de Der Stein der Weisen oder die Zauberinsel, créé en 1790. Singspiel sur un livret de Schikaneder écrit en collaboration par Johann Baptist Henneberg, Benedikt Schack, Franz Xaver Gerl et Mozart. Ce qui interroge… Qui a fait quoi ? Gerl fut le Sarastro de la création de la Flûte Enchantée et Schack son Tamino, Johann Baptist Henneberg, Kapellmeister du Théâtre Auf der Wieden, composa des opéras et dirigea la plupart des représentations de la Flûte en 1791. Les musicologues estiment que Mozart aurait écrit quelques morceaux de cette Pierre philosophale, que l’essentiel serait dû à Schack, mais qu’il faut rendre l’ouverture à Henneberg.
Ouverture preste, où passent des imitations d’oiseaux, brillante côté cuivres et timbales.
L’air d’entrée de Lubano, qui s’enchaîne à l’ouverture fait un peu penser à l’entrée de Tamino dans la Flûte. Si ce Lubano est aux abois, c’est qu’il est poursuivi par sa femme. Dans l’air suivant le même Lubano philosophera sur les tyrans domestiques que sont les femmes sitôt mariées et sur les hommes qui ne songent qu’à courir le jupon. Schikaneder ne fait pas dans la dentelle…
Il y a plusieurs plumes et ça s’entend. Autant le premier air est percutant et plein de sève, autant le deuxième, un Ländler languissant dégage un ennui terrassant que Kimmel n’estompe pas tout à fait.
Heureusement il montrera puissance, vigueur, de belles couleurs mais aussi un registre supérieur ténorisant, dans le troisième extrait de ce Singspiel, un air que sa verve incline à attribuer au même auteur que l’air d’entrée. Henneberg ?
L’esprit des Loges
Timbre clair, aisance du registre supérieur, diction souveraine, longueur de la voix (avec aussi, il faut bien le dire, quelques difficultés à négocier les notes les plus graves), variété des couleurs, maturité (cf. Saga), cela fait beaucoup de qualités. Et un caractère sans doute foncièrement sérieux, ou grave.
Ce qu’on ressent dans l’air d’entrée de Papageno « Der Vogelfänger bin ich ja », indispensable ici évidemment, envoyé d’une voix claire, mais sans trop de fantaisie.
Air immédiatement adopté par le parterre, à la satisfaction de Schikaneder. Et qui témoigne du désir de Mozart d’être accessible à tous, dans un universalisme d’inspiration maçonnique. Si en 1782 il écrivait à son père, avec une note d’aigreur : « Pour se faire applaudir, il faut écrire des choses assez compréhensibles pour qu’un cocher de fiacre puisse les chanter après les avoir entendues », il ne dédaigne plus de parler une langue « compréhensible ». D’ailleurs il n’avait pas été si mécontent en 1786 que ses « chers Pragois » sifflotent en ville des phrases de son Figaro…
© D.R.
La production de tous les jours
La Flûte enchantée ayant été un triomphe (dont Mozart rend compte à Constanze avec euphorie), Schikaneder décide de lui donner une suite, Das Labyrinth oder Der Kampf mit den Elementen. Mais en 1792, Mozart n’est plus là et c’est Peter von Winter qui s’y colle, élève de Salieri, bon compositeur, auteur d’une kyrielle d’opéras (dont deux avec Da Ponte). Ce sera un échec cuisant.
Et pourtant l’air qu’on entend ici, « Nun Adieu, ich reis, Ihr Schätzen », est tout à fait charmant, un peu répétitif peut-être. Krimmel y montre beaucoup d’élégance et ses qualités de phrasé.
La suite du programme, en suivant le fil rouge de ce théâtre et du genre féérique, va témoigner de la qualité standard de ce qui se donnait alors. Des compositeurs tout à fait compétents s’emparant des inventions des Mozart ou des Haydn et alimentant le marché musical en produits périssables.
Des compositeurs au métier solide
Paul Wranitzky avait été le premier de ces messieurs. Ce n’était pas n’importe qui. Elève de Haydn, chef d’orchestre apprécié (il dirigea la première exécution de la symphonie n° 1 de Beethoven), Frère Maçon de Mozart et de Schikaneder, il produisit 51 symphonies et 80 quatuors…
L’air « Bei soviel Reizen spröde sein » extrait de Oberon, König der Elfen (1789) avec ses vocalises ascendantes et descendantes, ses sauts de notes, la longueur de tessiture et la souplesse qu’il requiert met Krimmel à rude épreuve, qui doit faire appel à tout son héroïsme et aller au bout de sa vaillance.
Au passage cet air souligne les qualités d’orchestrateur de Wranitzky, trompettes toniques, bois sapides, cordes volubiles. Tout cela semble préfigurer Weber. La Hofkapelle München y brille : la battue très dynamique de Rüdiger Lotter, son sens des plans sonores et des contrechants, mettent en valeur des partitions orchestrales passionnantes, en ce qu’elles sont au confluent du classicisme, du Sturm und Drang et d’un préromantisme à la Weber qui se profile.
En attendant, l’air de Scherasmin, « Einmal In meinem achten’ Jahr », moins acrobatique, semble annoncer deux ans à l’avance certaines formules de Papageno ou de Monostatos.
© Ulrich Maren
Pas loin de Cosi
Salieri était évidemment une puissance dans la Vienne de Leopold II. Il ne se serait pas commis sur les planches de Schikaneder. C’est pour le très institutionnel Burgtheater qu’il composa déjà en 1785, et avec un succès exceptionnel, La grotta di Trofonio (livret de Giovanni Battista Cesti).
Cet opéra ne faisait pas appel à de grands effets de machinerie, mais reposait sur une idée promise à un bel avenir… Quiconque entrant dans cette grotte changeant aussitôt de caractère, les deux jeunes filles du marchand Aristone en sortiront tellement transformées que leurs fiancés ne voudront plus les épouser, mais quand les fiancés à leur tour y entreront, ce seront les demoiselles qui n’en voudront plus… Enlevez la grotte magique, remplacez-la par des moustaches et des costumes « albanais » et vous avez Cosi fan tutte.
L’ouverture est particulièrement rutilante, et Rüdiger Lotter soulève avec brio cette page irrésistible. La patte de Salieri est féline à souhait.
« Da una Fonte Istesso », le premier des deux airs de La grotta di Trofonio présentés ici est tout en changement de tempo et de caractère. Si à nouveau les notes basses semblent un peu courtes, en revanche les passages de vaillance montrent une puissance de feu, et des couleurs héroïques, très juvéniles et rayonnantes. Qualités identiques dans le deuxième air « Il tuo sposo è assai brioso », construit selon le même schéma.
Un baryton ténorisant
Toute aussi verveuse que la musique de Salieri, celle composée par Haydn pour Orfeo e Euridice : l’inattendu, les couleurs, l’énergie, dès les premières notes cela sonne haydnien, avec un brio qu’on retrouvera dans l’air de Rodomonte tiré d’Orlando Palatino, « Mille lampi d’accese faville », que Krimmel chante avec une fantaisie et une prestesse qu’il ne montre pas toujours (c’est un garçon sérieux, on l’a suggéré). Beaucoup d’éclat dans l’air « da furore » où Rodomonte monte sur ses grands chevaux.
Et beaucoup de grâce dans la romance « Il pensier sta negli oggetti » (Orfeo ed Euridice) qui met à nouveau en valeur la clarté de cette étonnante voix de baryton ténorisant, lumineuse dans l’autre romance, « Chi spira e non spera », charmeuse et tendre.
Quatrième et dernière plage orchestrale de l’album, la Danse des esprits bienheureux, délicate et sereine, avec un superbe solo de traverso, met en évidence à nouveau les qualités de la Hofkapelle de Munich et une direction qui peut être aussi élégante et mélancolique qu’elle est ailleurs preste et articulée.
Conteur et diseur
Pour être sincère, on aime bien ce disque intéressant, mais on aime encore plus le disque précédent de Konstantin Krimmel. Sous-titré Saga, il propose des Ballades de Schubert, Schumann, Loewe et Jensen, et nous lui accordons ❤️❤️❤️ sans hésiter.
Disque à ne pas manquer. A notre avis. Ce monde des Ballades, intensément germanique, il y est à l’évidence chez lui. On y retrouve, encore davantage, son sérieux, ou pour mieux dire sa gravité. Ce garçon a décidément le romantisme austère, et pourquoi pas ?
Foncièrement Liedersänger sans doute, grand diseur.
Ecoutez son Belsatzar (Heine/Schumann), la noirceur, la respiration du texte. Ecoutez la fierté des Deux Grenadiers (Heine/schumann). Ecoutez le charme et l’innocence de Tom der Reimer (Fontane/Loewe).
Grand raconteur d’histoires, il sait personnifier plusieurs personnages dans Herr Oluf (Loewe) et bien sûr dans Erlkönig (dans la version de Loewe).
Et dans le genre épique atteindre à une certaine grandeur (Odins Meeresritt, de Schreiber/Loewe) et ne manquer aucune des intentions du Prometheus de Goethe, mis en ballade par Schubert.
Du grand art et une pianiste, Doriana Tchakarova, en profond accord avec lui.