Lorsque, à partir des années 1820, dominés depuis trois siècles par les Habsbourg, les Tchèques partent à la (re)conquête de leur identité nationale, ils choisissent de se battre par la culture plutôt que par les armes. « Piégés » dans une société où l’allemand conditionne l’enseignement supérieur, la science, l’économie, l’administration (et donc l’ascension sociale en général), les peuples de Bohême et de Moravie ont d’abord à cœur de s’affranchir de la langue officielle de l’Empire pour réaffirmer leur propre idiome. Et le théâtre, la littérature ou la musique vocale de prendre une place de choix dans ce combat de longue haleine. Lorsqu’Antonín Dvořák -recommandé par Johannes Brahms à l’éditeur Simrock- publie ses premiers cycles de mélodies exclusivement dans la langue de Goethe, la critique d’une certaine fange de l’intelligentsia praguoise (pro-Smetana) se fait logiquement incendiaire. On peut lire dans le périodique Dalibor : « nous devons constater avec regret que Dvořák n’a pas eu assez de considération pour notre littérature musicale et notre public que pour s’occuper de faire imprimer les textes et les titres en tchèque en plus de l’allemand *»…
Mais si sa carrière de mélodiste commence sous le sceau de la polémique (dans un monde musical tchèque en proie aux luttes intestines), cela n’empêche pas le compositeur de nous livrer une série de chefs-d’œuvre en la matière et d’être admiré par son ami Leoš Janáček au point que ce dernier transcrivit pour chœur six des Duos moraves op.32 – version « alternative » remarquablement enregistrée il y a peu sous la direction de Daniel Reuss chez Harmonia Mundi (HMC 902097). C’est sous le même label que Bernarda Fink publiait en 2004 un programme magistral de pièces vocales du compositeur de Rusalka. Alors accompagnée par Roger Vignoles, elle récoltait, à juste titre, les prix les plus prestigieux de la presse internationale. Elle revient aujourd’hui à ce répertoire aux côtés de Christoph Berner et frappe (encore) un grand coup, associée cette fois à la jeune soprano Genia Kühmeier.
C’est en solo, avec les Cigánské Melodie [Mélodies tziganes], que la cadette débute le récital (ces mêmes pièces avec lesquelles Fink clôturait le disque précité). Soutenue presque amoureusement par l’excellent Berner, Kühmeier possède une fraîcheur et une pureté un peu naïves qui vont plutôt bien à la musique même si, tant qu’à comparer ce qui n’est pas comparable, on préférera la version enregistrée par la mezzo il y a huit ans –sa voix y ayant plus de caractère et de substance. Sans convaincre totalement, la belle ingénue n’en est pas moins sans attraits…
S’il existe de très intéressantes gravures de l’édition allemande des Moravské Dvojzpěvy op.32 (Barbara Bonney et Angelika Kirchschlager (Sony) sont la « référence » moderne), Fink et Kühmeier ont évidemment choisi la version tchèque et profitent à merveille du charme que les couleurs dialectales des textes tirés de la première anthologie de Sušil confèrent à la partition –il faut tout de même préciser que Dvořák invente les mélodies de toutes pièces pour créer un « folklore imaginaire ». Si l’on trouve çà et là un peu trop de rubato, tout ici respire le bonheur de faire de la musique ensemble (à trois, car Berner est subtilement génial), en s’écoutant chanter et respirer. Qu’il soit question d’histoires d’amour heureuses ou malheureuses, les artistes nous emmènent dans un monde campagnard « idéalisé » comme il était de coutume de le présenter aux citadins praguois avant que Gabriela Preissová ne brise le mythe du « bon paysan » dans Její pastorkyňa –dont Janáčěk tira le célèbre opéra éponyme qu’à la suite de Max Brod nous avons coutume d’appeler Jenůfa. Que l’exotisme soit artificiel ne l’empêche pas d’être assez irrésistible, surtout lorsqu’il est bien servi comme c’est en l’occurrence le cas.
Les Biblické Písně [Chants bibliques] op.99 datent de la période américaine de Dvořák et sont parmi les sommets de la mélodie tchèque (avec quelques œuvres de Leoš Janáček, Vítězslav Novák et Vítězslava Kaprálová). Chargées en émotion autant que dépouillées, ces miniatures exigent un total engagement expressif et une technique sûre. Si elle force parfois un peu le son, Bernarda Fink rend pleinement justice à ce cycle de maturité dont elle extrait le contenu émotionnel avec une poignante simplicité. Difficile de faire plus bouleversant. Du grand art, tout simplement.
* « […] s politováním však musíme poznamenati, že Dvořak dosud neměl tolik šetronosti k naši literatuře hudební a k našemu obecenstvu, aby se postaral o tisk českých textů a titulů vedle německých. » Cité par A. Houtchens, « Old Friendship Dvořák and Janáček », Janáček and C.zech music. Proceedings of the international conference (Saint-Louis, 1988), M. Beckerman, G. Bauer (éds.), p. 253-258 ; 257. Il faut attendre 1881 pour voir apparaître des éditions bilingues des œuvres chantées de Dvořák (Simrock).
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Antonin Dvorak : Mélodies – Lieder | Antonin Dvorak par Bernarda Fink