Enregistrée en 1947, cette Bohème nous offre le Rodolfo de Richard Tucker capté au démarrage de sa carrière : le ténor américain a fait des débuts triomphaux au Metropolitan Opera deux ans plus tôt dans La Gicoconda, et il y chantera près de 750 représentations jusqu’à sa mort, trente ans plus tard (plus de détails ici). La voix est plus claire que dans les enregistrements plus tardifs, moins nasale également. Tucker campe un personnage solide, sympathique, mais sans raffinements particuliers : on attendra en vain les diminuendi habituels comme celui sur « Ch’io da vero poeta, rimavo con careeeezzeeee ». Son air de l’acte I est par ailleurs transposé d’un demi ton.
Sa partenaire Bidú Sayão est à l’époque une légende du chant, mais à 45 ans, l’instrument est déjà bien vieilli, la voix un peu trémulante. Les aigus sont juste esquissés, les portamenti évités, et le duo de l’acte I discrètement transposé d’un demi ton à mi parcours, permettant au couple de terminer sur un rapide si naturel. L’acte III permet heureusement au soprano brésilien de donner le meilleur d’elle même, avec quelques passages chargés d’émotion, presque déchirants et des effets parfois inédits. A la scène, nous aurions hurlé bravo, au disque, c’est un peu juste. Mais on comprend enfin la réputation de la chanteuse.
La Musetta de Mimi (!) Benzell est intéressante, vocalement tout à fait correcte, mais surtout dramatiquement juste, notamment au dernier acte où le personnage est bien davantage maître du jeu qu’à l’ordinaire. Le Marcello de Francesco Valentino et le Colline de Nicola Moscona passent relativement inaperçus, la basse italienne faisant un peu un « numéro » avec son air. En revanche, le Schaunard de George Cehanovsky, un des meilleurs comprimari de l’époque, est excellent. Salvatore Baccaloni était une des « rondeurs » les plus célèbres de l’époque : on imagine que l’aspect visuel y était pour beaucoup.
L’orchestre du Metropolitan est plutôt bon, mais les choeurs (en particulier les ténors) ne sont pas exceptionnels. La direction de Giuseppe Antonicelli est ultra rapide, très sèche, ne tolérant aucun abandon vocal, très efficace néanmoins. Il serait intéressant de comprendre l’influence de Toscanini dans cette approche : certes, le génial maestro n’a enregistré l’ouvrage (avec la NBC) que deux ans plus tard, mais il avait préalablement marqué l’interprétation puccinienne lorsqu’il était à la tête du Metropolitan. La présente version est ainsi une minute moins longue que celle de Toscanini, lui même une minute moins rapide que Cesare Sodero au Met en 1946 (par rapport aux approches modernes, ces versions sont donc plus courtes d’au moins 10 minutes). La restauration est plutôt bonne, mais inégale : par exemple, l’air de Rodolfo est ainsi un peu saturé dans l’aigu.