« J’ai l’impression que nous avions encore tant de choses à nous dire. Ce qui est certain, c’est qu’ensemble nous ne nous ennuyons pas une seule seconde, n’est-ce pas ? » écrit Maria Callas à Pier Paolo Pasolini, alias P.P.P., le 20 novembre 1970*.
Elle l’avait rencontré à Rome dans une soirée mondaine, parmi trois cents invités. Un cinéaste marxiste, auréolé d’un parfum de scandale, réalisateur de films sans vedette : voilà qui n’était pas son genre. Mais Pasolini parvient à l’entraîner dans son univers. Ils ont à peu près le même âge, vivent l’un et l’autre une histoire d’amour douloureuse. Callas cède à la tentation du cinéma. Va pour le rôle de Medea (sans rapport avec l’opéra de Cherubini). Le film est accueilli plutôt favorablement par la critique – « Qui pouvait interpréter comme Maria Callas cette Médée que Pasolini a couverte de breloques… » s’enthousiasme Olivier Merlin dans Paris Match. Le public se montre plus réservé. Nouvelle désillusion pour la Divine. « Dans l’état précaire où elle se trouve, tout ce qui n’est pas un succès total est pour elle un échec », analyse Bertrand Meyer-Stabley dans La véritable Maria Callas (Pygmalion, 2007).
Reste l’histoire d’une amitié ou plutôt, d’« un amour impossible » comme le rêve Jean Dufaux, journaliste, dramaturge et romancier passionné de cinéma – plus que d’opéra ? Arrimé dans un premier temps à la réalité, non sans quelques libertés, son récit bascule ensuite dans la fiction et prétexte la présentation de Medea au festival Mar del plata en Argentine pour entraîner la soprano et le cinéaste dans la moiteur confuse des favelas. Là Pasolini s’amourache d’une petite frappe, façon Querelle de Jean Genet, se bastonne, joue au football tandis que Callas donne à l’occasion de la voix – non pas « Dei tuoi figli la madre tu vedi » mais Garota de Ipanema. Un second rôle pour la prima donna, tel est désormais son destin. « Mais tous deux, le poète et la diva, avaient compris l’essentiel. Ecouter « Casta Diva » ou s’échapper du réel pour rejoindre les mythes. Là où les dieux parlent, là où se trouve l’espoir… », conclut Jean Dufaux avant qu’Alain Duaut dans un court texte en postface de l’album ne raconte les hommes qui ont compté dans la vie de Maria Callas.
Le scénario serait trop maigre pour un film, un roman ou une pièce de théâtre – un opéra peut-être – mais mis en images par Sara Briotti, le conte se laisse autant regarder que lire. La dessinatrice a le coup de crayon réaliste, et virtuose lorsqu’il s’agit de représenter les scènes de foule. Les planches fourmillent de personnages. Les visages semblent croqués sur photo ; les expressions de Callas et Pasolini sont criantes de vérité.
Se prolonge ainsi dans l’imagination des auteurs une relation dont on peut aussi prendre la mesure par la lecture de leur correspondance. « Tu es comme une pierre précieuse qui arrive brisée en mille morceaux pour pouvoir être reconstruite d’une matière encore plus durable, celle de la vie, c’est-à-dire la matière de la poésie », avoue P.P.P. à Maria en 1969 durant le tournage de Medea, « J’ai aujourd’hui capté un instant de ta splendeur, et tu aurais voulu me la donner toute. Mais ce n’est pas possible »*.
* extraits de Maria Callas, Lettre et mémoires (Albin Michel, 2019)