Voici un CD qui, au départ, nous semblait accumuler sous son film plastique trop de poncifs pour retenir durablement notre attention : un récital Haendel, exercice auquel beaucoup de chanteurs ont déjà sacrifié ces dernières années, et un nouvel hommage à une diva d’autrefois. Après Farinelli, Rubini, Malibran et Colbran, place à Francesca Cuzzoni (1696-1778), soprano incendiaire, créatrice du rôle de Cleopatra dans Giulio Cesare et de Rodelinda dans l’opéra du même nom. Sa rivalité avec Faustina Bordoni (1697-1781) combla d’aise les gazetiers londoniens. On raconte que les deux cantatrices allèrent jusqu’à se crêper le chignon sur scène (l’histoire serait inventée de toutes pièces). Celle qu’on surnommait La Parmigiana (parce que née à Parme) fut aussi accusée d’avoir empoisonné son mari. Bref, un sacré tempérament qui se réincarne aujourd’hui par la voix de Simone Kermes. Et, pour être honnête, c’est la première des raisons qui nous faisaient accueillir cet enregistrement avec réserve. Autant la chanteuse allemande nous semblait à même d’exécuter les cabrioles que les compositeurs d’opere serie imaginèrent pour les castrats1, autant son chant virtuose mais incolore ne nous paraissait pas le mieux désigné pour exprimer les fastes de l’affect haendélien.
Il y a toujours, pour qui aime être surpris, une certaine satisfaction à être détrompé. Simone Kermes effectivement ne possède ni la chair, ni les formes que l’on attend a priori chez Haendel mais ses propositions d’interprétation n’en sont pas moins valables. D’une agilité dont elle a fait sa marque de fabrique, elle ne retient que l’essentiel : l’ébriété de « Scoglio d’immota fronte » ou la volubilité de « No, più soffrir non voglio » tels que Haendel les a voulus, torrentueux mais éloquents. Si la voix franchit souvent la barrière du contre-ut, note inusitée à l’époque mais que la Cuzzoni atteignait volontiers, ce n’est que pour servir le propos du compositeur. Les ornementations des reprises partent de la même volonté expressive. Pourtant, au bout du compte, ce n’est pas la dextérité qui impressionne le plus. On sait déjà les contorsions vocales dont est capable Simone Kermes. La concentration en revanche, le travail sur le souffle, la manière dont la soprano transcende un timbre chétif pour portraiturer chacune de ces héroïnes, voilà qui confond le sceptique. Ainsi affirmés, « Morte vieni », « Ombre piante » ou « Fonti amiche » deviennent offrandes sacrées. Un sentiment religieux transparait dans la façon dont cette voix monte droite vers le ciel comme une prière. L’impression est encore renforcée par la direction recueillie de Wolfgang Katschner et l’ascèse sonore du Lautten Compagney Berlin. Absence de couleurs aidant, l’écoute, avec son alternance obligée d’airs lents et vifs, pourra sembler longue sur la durée. L’originalité du programme, qui mis à part les trois extraits de Giulio Cesare explore des partitions rares, aide à faire passer la pilule. En écoutant d’ailleurs ces trois airs de Giulio Cesare, réinventés par une Simone Kermes en état de grâce, on se dit que l’Opéra de Paris tenait là précisément la Cléopâtre colorature qu’il cherchait et qu’hélas, il n’a pas trouvée.
Christophe Rizoud
1 Lava et Colori d’amore chez Sony