Apparemment, plus personne à l’étranger n’a aujourd’hui peur de Pelléas et Mélisande, œuvre qui a pourtant longtemps pâti d’une réputation de « réservée aux Français ». Les différents DVD existant à l’heure actuelle le montrent bien : Vienne pour Natalie Dessay et Stéphane Degout (Virgin, 2009), Moscou pour le film autour du spectacle monté par Olivier Py et dirigé par Marc Minkowski, sans oublier Zürich ou Glyndebourne pour les versions un peu plus anciennes. Le chef-d’œuvre de Debussy s’exporte bien, avec ou sans artistes français pour l’interpréter, et la présente captation, venue du théâtre d’Essen, tout en proposant l’un des grands titulaires actuels du rôle de Golaud, se débrouille fort bien pour distribuer le reste des personnages à des non-francophones. Enfin, plutôt bien, comme on va le voir plus en détail.
Le présence de Vincent Le Texier suffirait à elle seule à justifier l’existence de ce DVD. Le baryton français apparaît en effet comme un successeur possible à quantité de grands artistes qui se sont illustrés en Golaud. Sans chercher à comparer sa prestation à celle d’un José Van Dam ou d’un Michel Roux, on admirera le naturel de sa composition, comme acteur autant que comme chanteur. Si les premières phrases inquiètent par le vibrato prononcé de leurs syllabes finales, ce problème disparaît entièrement par la suite. Ce Golaud-là n’est pas qu’un monstre, il est un père aimant avec Yniold, même si la jalousie l’amène à brutaliser son fils malgré lui. On croit à ses gémissements au dernier acte, et il sait faire preuve d’une ironie redoutable quelques instants avant les éclats d’« Absalom, Absalom », et charge d’une foule d’intentions la phrase répétée « simplement parce que c’est l’usage ». On connaissait Michaela Selinger en Octavian, rôle qu’elle a interprété sur diverses scènes, notamment à Strasbourg. Avec cette chanteuse autrichienne, on a clairement affaire à une Mélisande mezzo, option tout à fait défendable et qui a l’avantage d’arracher l’héroïne de Maeterlinck au côté éthéré ou enfantin qu’on lui prête parfois. Cette Mélisande aux intonations gourmandes peut se montrer coquette, voire aguicheuse avec Pelléas, puis perdue dans un autre monde dans la deuxième moitié de l’œuvre, et son français, sans être parfait, est le plus acceptable de la distribution, Vincent Le Texier excepté, bien sûr. Avec Jacques Imbrailo, on baisse d’un cran en matière d’intelligibilité du texte : rien de rédhibitoire, mais un certain flou dans la diction, qui fait illusion de loin mais trahit une certaine mollesse des consonnes. Quant au personnage, il ne s’élève guère au-dessus du gentil benêt, malgré sa tignasse et son torse qu’il dénude durant la scène de la tour. La jupe-culotte qu’il porte sous un manteau vaguement médiéval n’aide pas non plus à ce qu’on le prenne plus au sérieux. De manière générale, les costumes de cette production se veulent vaguement historiques, en entretenant le flou artistique quant à l’époque de l’action. Si Mélisande porte une robe intemporelle qui laisse deviner ses formes dès qu’elle est à contre-jour, Geneviève est en revanche habillée et coiffée comme la vieille dame chez qui vivent les Aristochats. Sous ses atours 1900, Doris Soffel propose une figure sévère, non sans quelques syllabes beaucoup trop appuyées dans la lecture de la lettre. Mais on ne saurait faire la fine bouche sur cette Geneviève lorsqu’on entend Arkel : jadis habitué au rôle du Docteur Schön dans Lulu, Wolfgang Schöne braille un français détestable, exagérant les consonnes, incapable de prononcer correctement une seule nasale ; il donne de plus l’impression de débiter un texte appris phonétiquement, sans en comprendre un mot (et son timbre de baryton plus que de basse est trop proche de celui de Golaud). Yniold est chanté par un enfant, dont la présence rend sa grande scène plus poignante, mais la voix, à peine audible, rappelle un peu les bestioles qu’on entend au début de La Petite Renarde rusée. Est-ce la faiblesse de l’interprète qui a conduit à couper purement et simplement la scène du berger, au quatrième acte ? Cette coupe est un mauvais point pour Stefan Soltesz, malgré la direction attentive de ce chef, toujours très à l’aise dans les partitions du début du XXe siècle.
Le spectacle, quant à lui, est on ne peut plus classique. Seule « idée » de Nikolaus Lehnhoff : le dédoublement éphémère de Mélisande pour la scène de la Tour, où Pelléas se retrouve entre deux cascades de cheveux (jusque-là dotée d’une toison blonde de longueur raisonnable, l’héroïne acquiert à ce moment trois mètres de mèches blondes). Cette symétrie semble devoir s’expliquer uniquement par le plaisir de créer une belle image, car elle ne signifie absolument rien par ailleurs. Quelques détails sont bien trouvés, comme le cauchemar auquel semble s’arracher Golaud lorsqu’il s’exclame « Ah ah, tout va bien », paroles que contredit totalement l’inquiétude que son visage affiche alors. Conçu comme un cube placé en diagonale, dont une des arêtes correspondrait au trou du souffleur, tout en escaliers et hautes parois réfléchissantes parées de moulures et percées d’ouvertures, le décor permet par sa monumentalité et ses jeux de lumière une réalisation très convaincante de la scène des souterrains, en général difficile rendre crédible à la scène. On regrette en revanche certains effets liés à la réalisation du film, ces surimpressions superflues, ou ce montage frénétique pour la scène d’Yniold, avec un effet kaléidoscope tout à fait redondant par rapport à la violence de la musique. Enfin, ce n’est qu’un détail, mais il est semble-t-il impossible d’effacer le résumé de l’action qui vient parasiter tous les intermèdes orchestraux. De plus, ce texte en anglais, imposé même lorsqu’on choisit l’absence de sous-titres, nous apprend que Mélisande était partie à la pêche aux moules (mussels) lorsqu’elle prétend être allée chercher des coquillages pour le petit Yniold…