Branle-bas-de-combat dans The Stradella Project : avec le cinquième volume de cette série courageusement entreprise par le label Arcana, voici, premièrement, que l’on délaisse tout à coup le répertoire religieux au profit du profane, et que, deuxièmement, même si le maître d’œuvre reste le chef Andrea De Carlo, c’est sans son ensemble Mare Nostrum, ici remplacé par l’orchestre Il Pomo d’Oro, et l’on remarque aussi que la distribution réunit quelques-uns des plus médiatiques parmi les spécialistes actuels du répertoire baroque. Est-ce à tous ces changements qu’il faut attribuer les couleurs nouvelles dont se pare ici Stradella ?
Tout d’abord, signalons un bond quantitatif flagrant : alors que jusqu’ici, les œuvres enregistrées tenaient largement sur un unique CD et dépassaient rarement les soixante minutes, voici venir un coffret de trois disques et plus de trois heures de musique ! De la brièveté de l’oratorio, on passe au temps dilaté de l’opéra, et même avec seulement six personnages, les rebondissements propres au genre permettent de durer trois actes. Faut-il pour autant penser que l’auditeur est tenu en haleine ? Ce serait beaucoup dire, car le livret possiblement dû à Flavio Orsini est des plus minces. Si la belle Doriclea se travestit en homme pour mieux examiner le comportement de son amant Fidalbo qu’elle croit perfide, et si elle suscite au passage de tendres sentiments dans le cœur de Lucinda (qui se croit elle aussi trompée), cela ne suffit pas tout à fait à conférer un relief shakespearien à la chose, car ces amours contrariées s’entrelacent de manière assez artificielle, ponctuée par les dialogues comiques de la vieille Delfina et du valet Giraldo qu’elle poursuit de ses assiduités. Heureusement, Stradella y trouve le prétexte à toute une succession d’airs où chacun exhale ses griefs, sa musique se révélant d’une plasticité suffisante pour prendre sans cesse des formes nouvelles : arie con ritornello, arie con strumenti et duetti interrompent à intervalles réguliers le déroulement du récitatif. Sans atteindre les sommets de son aîné Monteverdi, Stradella se montre plus qu’habile à exprimer une large palette d’affects.
Ensuite, et c’est un peu la nouveauté, le cercle des chanteurs convoqués pour cette résurrection dépasse nettement le cercle des baroqueux italiens. Même si la péninsule compte quelques grands noms, qui ont d’ailleurs participé à certains des volumes précédents (Filippo Mineccia dans San Giovanni Crisostomo, Roberta Mameli dans Santa Pelagia), le recours à des artistes internationaux renommés ne peut que contribuer à renforcer l’attention accordée à cette musique. Se rangent dans cette catégorie Emöke Baráth et Xavier Sabata. La première, qui a accédé à la célébrité grâce à l’Elena de Cavalli, ravit l’auditeur par la ductilité de sa voix mise au service du rôle-titre, tandis que le second prête aux lamentations du malheureux Fidalbo toute la délicatesse dont il est capable. Nouvelle venue dans le Stradella Project, Giuseppina Bridelli est bien italienne mais s’est récemment imposée en France avec son Aristée dans l’Orfeo de Rossi porté par Raphaël Pichon : même ici, dans le rôle plus conventionnel de Lucinda, on retrouve les qualités d’engagement qui la distinguaient dans ce spectacle. Très souvent à l’affiche en France, Riccardo Novaro excelle dans le rôle bouffe de Giraldo et exploite au maximum chacune de ses interventions. On ne saurait hélas en dire autant de Gabriella Martellacci : si le timbre de la contralto impressionne par la densité de ses graves, l’incarnation est absente et l’interprète ne semble guère chercher à faire vivre un personnage (l’oreille serait moins flattée, mais on imagine ce qu’un Dominique Visse aurait tiré de ce personnage de vieille femme amoureuse). Bonne surprise, en revanche, avec un autre habitué de ces disques Stradella : le ténor Luca Cervoni paraît s’être débarrassé de ses nasalités et offre une prestation bien supérieure à ses précédentes participations.
L’ensemble Il Pomo d’Oro semble désormais l’indispensable soutien orchestral d’artistes comme Franco Fabioli, Ann Hallenberg ou Max Emanuel Cenčić. Sous la direction d’Andrea De Carlo, les neuf instrumentistes s’emploient activement à raviver les couleurs d’une partition qui n’attend plus désormais que sa résurrection scénique pour convaincre les mélomanes que Stradella mérite d’être connu pour autre chose que son San Giovanni Battista.