Après une longue période d’oubli, Antonio Salieri semble enfin trouver une place dans la discographie – on pense bien sûr aux enregistrements de ses trois opéras en français réalisés par Christophe Rousset et les Talens lyriques. Ce n’est donc pas sans curiosité que l’on a vu arriver cette parution de La Fiera di Venezia, créée en 1772 alors que le compositeur n’était âgé que de vingt-deux ans. Salieri n’était alors pas encore compositeur de la cour de Vienne ni directeur du théâtre Italien, c’est-à-dire l’homme le plus influent de la vie musicale viennoise.
Cette précision quant à son âge vise-t-elle à excuser les faiblesses de l’ouvrage ? Peut-être, car il faut bien avouer que cet opéra n’est pas son meilleur.
Composé sur un livret de Giovanni Boccherini – le frère de Luigi Boccherini –, il raconte les déboires amoureux de trois couples en plein cœur de Venise, à grands renforts de masques et de travestissements. Une comédie menée surtout par le personnage de Falsirena, se faisant passer tour à tour pour une chanteuse italienne, une commerçante française et une baronne allemande afin de garder l’affection de son amant le duc Ostrogoto, lui-même promis à la marquise Calloandra. Finalement, par un énième jeu de déguisements, les couples se forment selon les conventions théâtrales : les nobles se marient entre eux, tout comme Falsirena et Belfusto, et les domestiques Cristallina et Rasojo.
S’il n’est pas des plus palpitants, le livret est malgré tout l’occasion de quelques parodies, telles que Falsirena en chanteuse d’opéra seria puis buffa. Etonnamment, cette scène est l’une des plus réussies musicalement : c’est en se voulant parodique que Salieri déploie les plus belles lignes et se révèle le plus inventif en termes de mélodie.
On trouve également quelques airs intéressants : ceux de Calloandra (« Col zeffiro » et « Troppo l’offesa è grande »), celui de Belfusto à l’acte I (« O donne, donne ») ou encore celui d’Ostrogoto à l’acte II (« Mi lascio ») permettent un beau déploiement de l’orchestre et mettent en valeur les qualités de Salieri pour le dessin mélodique et l’ornementation.
Pour le reste, l’intérêt dramatique comme musical est relativement limité, et l’attention de l’auditeur menace souvent de retomber (d’autant plus s’il ne maîtrise ni l’italien, ni l’anglais, ni l’allemand, qui sont les langues dans lesquelles le livret est traduit) ; d’où peut-être les effets comiques au pianoforte, jouant aussi bien « Libiamo » que la Marseillaise ou l’hymne allemand afin de raviver son écoute.
Interpréter une telle œuvre n’est donc pas chose facile, et on apprécie le travail du ténor Krystian Adam (Ostrogoto) qui, en plus d’une jolie voix pure et d’une bonne maîtrise du style classique (malgré des vocalises un peu hachées), s’empare des récitatifs. Le Grifagno de Furio Zanasi possède des qualités dramatiques certaines, ainsi que le Rasojo d’Emanuele D’Aguanno, mais il y a bien peu d’occasions de les faire entendre.
Du côté des rôles féminin, Dilyara Idrisova est certes une Calloandra pleine d’autorité dans la virtuosité, mais la voix manque de brillant et d’éclat. Natalia Rubis (Cristallina) et Francesca Lombardi Mazzulli (Falsirena) n’ont quant à elles pas un timbre très séduisant ; elles ont du moins le mérite d’en jouer à des fins expressives, et se révèlent plutôt convaincantes dramatiquement dans leurs rôles.
On regrette sans doute que le chœur manque d’homogénéité et que ses brèves interventions solistes soient de faible qualité, mais l’orchestre l’Arte del Mondo dirigé par Werner Ehrhardt défend assez bien la musique de Salieri et fait de son mieux en tirant parti des couleurs proposées par la partition. On appréciera également la virtuosité de Massimiliano Toni au pianoforte, donnant aux récitatifs une vivacité bienvenue.
Les spécialistes de l’humour anglais reconnaîtront peut-être, dans l’ouverture, le générique du sketch « The golden age of ballooning » des Monty Python… La comédie de Salieri ne possède pas les mêmes qualités comiques, et l’enregistrement n’intéressera sans doute que les spécialistes du compositeur ; mais c’est tout de même un bel apport dans la redécouverte de sa musique, et mérite pour cela qu’on l’apprécie.