Au cours des années 1860, quelques-uns des plus grands succès d’Offenbach furent conçus autour d’une personnalité hors du commun, celle d’une jeune chanteuse arrivée de Bordeaux en 1855, Catherine – qui se rebaptisa Hortense – Schneider (son père était strasbourgeois). Comme toujours dans le cas des chanteurs du passé, il est bien difficile de prétendre reconstituer la nature exacte de leur vocalité, mais certaines descentes régulières dans le grave donnent à penser que la dame était peut-être bien un peu mezzo. Malgré tout, le siècle et demi qui a suivi ne s’est pas gêné pour confier ses rôles aux voix les plus diverses, y compris aux plus pointues et aux plus crispantes « divettes d’opérette ».
Rien de tel avec Suzanne Lafaye (1917-2015), mezzo clair qui ne rencontre aucune difficulté dans un répertoire auquel elle reste associée : on la connaissait notamment en Mademoiselle Lange dans une intégrale de La Fille de madame Angot (avec Gabriel Bacquier en Ange Pitou), ou dans une Périchole qui fait encore autorité. On ne confondra pas la Grande-Duchesse à présent proposée par Malibran avec l’intégrale postérieure d’une dizaine d’années, dirigée par Jean-Claude Hartemann, et où Suzanne Lafaye dans le rôle-titre est entourée de seconds couteaux. En 1957, en revanche, on avait fort bien fait les choses : autour de cette héroïne enjouée et très crédible en croqueuse d’hommes, qui semble s’être inspirée dans « Dites-lui » de l’un des meilleurs modèles qui soient – Yvonne Printemps pour ne pas la nommer –, l’ORTF avait réuni les meilleurs habitués de ses concerts « radio-lyriques ». Si l’on peut regretter une certaine acidité chez la Wanda de Lina Dachary, on ne saurait trop savourer l’exquise suffisance de Jean Giraudeau en Fritz, version parigote du benêt méridional que proposerait plus tard Alain Vanzo. On saluera la parfaite vieille ganache de Louis Musy, le prince Paul délicieusement pusillanime de Joseph Peyron, et si René Lenoty manque sérieusement de graves en Puck, au moins tous ces gens-là s’y entendaient-ils pour faire vivre la musique et les dialogues, avec une vigueur d’interprétation qui fait cruellement défaut à l’intégrale Plasson. On en trouve aussi un parfait exemple avec le rôle presque exclusivement parlé du baron Grog, confié à l’inimitable timbre nasillard du grand André Balbon.
Bien sûr, il faut subir la redoutable présentatrice de l’ORTF qui, confrontée à un opéra-bouffe, se déboutonne, chantonne, emploie un vocabulaire presque relâché – par rapport au ton guindé qui prévalait d’ordinaire – et se croit même drôle. Il faut accepter quelques coupes absurdes (pourquoi avoir supprimé « Vous aimez le danger… », l’excellente adresse de la Grande-duchesse à ses troupes, juste avant « Ah ! que j’aime les militaires », alors qu’il aurait suffi de couper le sifflet à l’abominable speakerine pour que cette soirée radiophonique ne dépasse pas la durée autorisée ?), mais on a là une version à peu près aussi complète qu’on pouvait l’espérer avant que Marc Minkowski ne rende sa place au Chant des rémouleurs à l’acte III et au « Carillon de ma grand-mère », le finale de l’acte II.
En bonus, on trouvera quatre « extraits de La Grande-Duchesse de Gérolstein », mais dans le bidouillage qu’en proposa Albert Willemetz en 1948, soit deux airs effectivement tirés de l’œuvre en question et deux airs dérobés à Robinson Crusoé, enregistrés non par les créateurs du spectacle alors monté à Paris, mais par un Michel Dens qui rend parfaitement acceptable la métamorphose de Fritz en baryton rebaptisé Franz, par un Louis Musy égal à lui-même, et par une Lucienne Jourfier dont on peut supposer qu’elle n’avait, elle, que très peu de choses à partager avec Hortense Schneider…