Créer un diptyque à partir des deux Iphigénie de Gluck peut paraître à la fois naturel et impossible. Naturel, parce que les deux œuvres forment une continuité du point de vue de leur intrigue, l’héroïne étant d’abord menacée d’immolation avant de devenir immolatrice elle-même, de part et d’autre de la guerre de Troie. Impossible, parce que ces deux tragédies (qui finissent bien) ne relèvent pas tout à fait de la même esthétique, la première étant encore inscrite dans un cadre très français, avec divertissements dansés et chantés à chaque acte, la seconde préfigurant au contraire une formule plus resserrée, plus « moderne ». Qu’à cela ne tienne, le Théâtre de la Monnaie a décidé en décembre 2009 de tenter l’expérience (le spectacle a ensuite été donné à Amsterdam, où il fut filmé), et le pari est gagné, somme toute. Bien sûr, il a fallu un peu raboter la partition d’Iphigénie en Aulide, qui perd ses ballets et ses couplets destinés à de jeunes Grecques, mais dont l’essentiel est parfaitement préservé, sans que la continuité en pâtisse le moins du monde. Avec un décor constitué d’un plateau nu bordé par deux escaliers soutenus par des structures métalliques, Pierre Audi situe le drame au XXe siècle, avec des costumes oscillant entre la Deuxième Guerre mondiale et des conflits plus récents, robes et manteaux taillés dans du tissu camouflage pour Aulide, couvertures de réfugiés pour Tauride. Mais curieusement, c’est le premier des deux opéras, celui qu’on aurait cru le moins puissant théâtralement, qui fonctionne ici le mieux, avec plus de rebondissements et de mouvement. C’est aussi celui où l’intervention du metteur en scène est la plus manifeste, notamment à travers deux personnages omniprésents : Diane, dont on invoque sans cesse le nom et qui surveille l’action de bout en bout, et Arcas, soldat torse nu et passé à la peinture métallisée, témoin soumis et la plupart du temps muet. Dans Iphigénie en Tauride, Diane est encore là, et Thoas apparaît parfois à des moments que le livret ne prévoit pas, mais l’on est moins happé par le drame, alors que la tragédie est plus resserrée, la musique souvent plus forte. Malgré tout, le couplage fonctionne, en grande partie aussi grâce aux interprètes réunis pour l’occasion.
Marc Minkowski explore la musique de Gluck depuis de nombreuses années : ceux qui ont entendu son Armide en concert en 1996 ne sont pas prêts de l’oublier, après quoi était venu une mémorable Iphigénie en Tauride, les deux débouchant sur un enregistrement de référence chez Archiv, sans oublier un Orphée en Eurydice en 2004. Restait à l’entendre dans Iphigénie en Aulide. Même si la partition qu’il dirige n’est pas intégrale, on l’a dit, mais l’on retrouve l’énergie et la tension que le chef sait insuffler à tout ce qu’il dirige. Par rapport au disque, certains excès ont été gommés (les Scythes étaient vraiment des brutes terrifiantes dans l’intégrale de Tauride gravée en 1999), certains choix étant liés à la personnalité des chanteurs. Mireille Delunsch, présente dans tous les Gluck de Marc Minkowski, ne pouvait être absente de cette entreprise, bien que son répertoire se soit extrêmement élargi depuis l’Armide mentionnée plus haut et surtout depuis ses débuts baroqueux. L’Iphigénie de 1779 est un rôle lourd, et même si le costume dont elle est affublée ne l’avantage guère, la soprano reste une des grandes titulaires du rôle. Et par chance, elle est fort bien entourée : déjà Pylade au disque, Yann Beuron a lui aussi mûri et livre une interprétation exemplaire de style. Issu d’une tout autre école de chant, Jean-François Lapointe nous renvoie à l’époque où un Robert Massard chantait Oreste, avec une voix puissante et timbrée, pour un personnage très convaincant. Seul le Thoas de Laurent Alvaro déçoit : si à l’image, sa composition de sadique en chemise noire et lunettes de soleil impressionne, la voix paraît trop claire, trop douce, et ne parvient pas à transmettre la menace que doit incarner ce tyran. Dans sa brévissime participation chantée, Salomé Haller possède, elle, toute l’autorité de la déesse, et son timbre convient bien à ce rôle. Cette remarque vaut bien sûr aussi pour la Diane d’Iphigénie en Aulide, et l’on admire l’actrice, condamnée à une présence silencieuse tout au long des deux œuvres. Dans cette première Iphigénie, on entend une rescapée de l’intégrale enregistrée en 1987 par John-Eliot Gardiner chez Erato : en effet, Anne Sofie von Otter y était déjà Clytemnestre, et elle est chez elle dans ce personnage, dont la colère ne se départit jamais de la dignité qui sied à une reine. Vocalement, le rôle est encore dans ses cordes et le diapason choisi par Marc Minkowski ne sollicite jamais son aigu outre mesure. A ses côtés, Véronique Gens est une magnifique Iphigénie, au calibre vocal idéal, et donc bien plus satisfaisante que la trop légère Lynne Dawson de Gardiner ou que la trop lourde Violeta Urmana voulue par Riccardo Muti à La Scala en 2002. Authentique tragédienne, on le sait, elle arrache le personnage à toute nunucherie et nous force à nous intéresser au sort de la fille d’Agamemnon. Le roi des rois a ici les traits de Nicolas Testé, dont on regrette que sa diction n’ait pas toujours la netteté requise, d’autant que le personnage se voit confier de longs monologues où l’intelligibilité du texte devrait primer. Frédéric Antoun, en revanche, impose sans difficulté un Achille juvénile, plus tendre qu’emporté, et sa prestation contribue beaucoup, elle aussi, à nous faire entrer dans cette histoire. Espérons que l’Alceste mise à l’affiche du Palais Garnier à la rentrée prochaine contribuera à rendre à Gluck la place qu’il mérite, comme le spectacle d’Amsterdam le prouve amplement.