Consacrer 200 pages de texte à une centaine de mesures de musique, le pari pourrait sembler risqué. Mais quand les mesures en question sont celles d’un des morceaux classiques les plus ressassés, adaptés, déformés, on comprend mieux le pourquoi et le comment de l’entreprise. Oui, la Habanera de Carmen est un « tube », sans doute l’air d’opéra le plus connu du grand public. Mais plus que sur les avatars que lui a valus sa célébrité, c’est sur les origines de cette musique (et de ses paroles) que se penchent Hervé Lacombe et Christine Rodriguez dans cet ouvrage à quatre mains, et à plusieurs voix, puisque la parole des grandes interprètes de Carmen y est également invoquée, ainsi que celles des aspirantes-titulaires : preuve que les deux auteurs ont de fort bonnes lectures, ils citent par deux fois les « 5 Questions » posées à Joyce DiDonato en décembre 2006 par Christophe Rizoud.
Bien sûr, les deux complices n’en sont pas à leurs premiers pas en la matière : Christine Rodriguez était déjà l’auteur d’un volume intitulé Les Passions, Du récit à l’opéra : rhétorique de la transposition dans Carmen, Mireille, Manon (Classiques Garnier, 2009). Quant à Hervé Lacombe, il est le spécialiste français de Bizet, à qui l’on doit une biographie du compositeur (Fayard, 2000), ainsi que divers livres sur l’opéra aux XIXe et XXe siècles (pourtant, même le meilleur connaisseur de Bizet peut se tromper sur un détail du livret, en faisant dire à Escamillo « C’est une zingara ma chère » au lieu de « mon cher », p. 89).
De leurs talents croisés naît donc un essai où la musicologie rejoint l’analyse textuelle. Tout commence très logiquement avec la Carmen de Mérimée, dont l’héroïne ne serait pourtant sans doute jamais devenue un mythe sans sa transformation opératique. On découvre ensuite comment l’air d’entrée de Carmen fut conçu, avec une douzaine d’étapes entre l’air initialement écrit par Meilhac et Halévy, mis en musique par Bizet, et la version finale dont la créatrice du rôle se déclara enfin satisfaite : merci donc à Célestine Galli-Marié et à ses exigences, sans lesquelles la Carmen de Bizet n’occuperait peut-être pas la place qu’elle tient aujourd’hui au firmament lyrique (même si la mélodie fut en grande partie « empruntée » à Sebastian Iradier). On notera au passage que, non contents d’être les collaborateurs attitrés des plus grands succès d’Offenbach, Meilhac et Halévy sont aussi les auteurs de la pièce de théâtre L’Attaché d’ambassade, source directe de La Veuve joyeuse, qui contient « un passage que l’on pourrait considérer comme la matrice de la Habanera de Carmen » !
L’ouvrage remonte ensuite aux sources de la habanera comme genre musical et explore sa trajectoire jusqu’au drame lyrique de Raoul Laparra précisément intitulé La Habanera (1908) et à la symphonie Habanera de Louis Aubert (1919). Le reste du volume propose une explication de texte très fouillée des deux couplets et du refrain, texte largement dû à Bizet, semble-t-il. Tout en invoquant brièvement ses plus récentes métamorphoses (Stromae ou August Schram), les auteurs montrent que la Habanera de Carmen « n’a pas de point d’ancrage précis … Ce centre absent ouvre à tous les possibles, à toutes les appropriations ». Mélange d’art savant et d’art populaire, la Habanera « est une sorte de mécanique répétitive sidérante, hypnotique », car loin d’expliquer le mystère de l’amour, elle le dit sans en donner la clef : « en amour, nous dit-elle, nous sommes tous des gitans ».
Que demander de plus ? Peut-être un disque prolongeant ce texte, qui donnerait à entendre les différentes sources de la Habanera, ou les autres mélodies qui avaient permis à Célestine Galli-Marié de faire forte impression sur le public, l’air de Kaled dans Lara d’Aimé Maillart, ou celui de Piccinina dans Fior d’Aliza de Victor Massé ? A quand un récital « Hommage à Galli-Marié » par une des jeunes mezzos françaises qui montent ? Si jamais le Palazzetto Bru Zane nous lit…