« Paul van Nevel et son ensemble Huelgas, ont enregistré le premier opéra jamais écrit par une compositrice, Francesca Caccini » : voilà en quels termes s’ouvre le communiqué de presse accompagnant ce premier enregistrement mondial de La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina. Dans une époque troublée par les scandales et les dénonciations, par un sursaut féministe envahissant les réseaux sociaux, l’amorce peut sembler un peu racoleuse. Malgré tout, elle a le mérite de rappeler que Francesca Caccini n’a pas attendu les #TimesUp et autres hashtags pour connaître un parcours remarquable. Fille du célèbre Giulio Caccini, elle prend la place de son père en tant que compositrice d’œuvres scéniques à la cour de Florence en 1607 (à vingt ans !), tout en menant une carrière de chanteuse et de professeur.
Sans vouloir faire de la compositrice une figure féministe (ce qui, au-delà de l’anachronisme, n’apporterait rien à cette critique), il faut reconnaître que cette Libération de Ruggiero de l’île d’Alcina fait la part belle aux héroïnes : la partition est dominée par deux rôles principaux d’envergure (Alcina, la magicienne, et Melissa, qui vainc ses sortilèges), incarnés par des mezzo-sopranos, voix caractéristique à l’opéra des séductrices et des femmes de pouvoir. Sans oublier qu’une fois n’est pas coutume, c’est l’homme qu’il s’agit de libérer de la domination d’une femme !
Ressusciter cette œuvre, dont le manuscrit nous est parvenu de manière incomplète, demandait un travail musicologique poussé auquel le chef Paul van Nevel s’est livré avec réussite. En plus d’une basse continue savamment enrichie, il a attribué une orchestration particulière à chaque personnage ; celui-ci devient alors parfaitement reconnaissable à l’oreille et gagne en consistance, l’orchestre venant toujours accompagner le drame. On découvre alors un très bel opéra, alternant des ensembles dans le style Renaissance (duos, trios, et surtout de magnifiques chœurs) et le tout récent stile recitativo qui, approchant de la parole parlée, cherche la compréhensibilité du texte et l’expression des affects.
Dans cet exercice, les solistes se révèlent malheureusement décevants. Michaela Riener (Alcina), Sabine Lutzenberger (Melissa) et Achim Schulz (Ruggiero) font certes preuve d’une belle maîtrise de l’ornementation. Les voix sont pures, allégées à l’extrême, soucieuses de la bonne diction d’un livret, il faut le dire, alambiqué, mais il nous manque l’intensité des sentiments. Le stile recitativo doit être le lieu d’une grande liberté : le tempo, les rythmes, les intonations sont laissés à l’appréciation du chanteur qui doit exhumer de la ligne mélodique tout son potentiel expressif. Or, ici, le chant manque de relief, de couleurs, de cette forme de lâcher-prise qui donne à l’émotion son apparente spontanéité.
Il faut attendre la fin de l’opéra et son paroxysme dramatique pour qu’Alcina et Melissa dévoilent un chant intense et habité. Le « Qual temerario core » de la magicienne (scène 3) se pare d’une multitude d’affects. La parole se libère (sans mauvais jeu de mot !), la voix s’étoffe. Chaque note est teintée du mot qu’elle porte et la musique se plie à la nécessité du sens. Le chœur des monstres marins qui suit immédiatement, puis l’arrivée de Melissa, font preuve des mêmes qualités. Nous ne sommes plus dans le beau chant mais dans le drame, et nous découvrons alors seulement toute la richesse du timbre de Sabine Lutzenberger et la passion qu’elle sait y mettre. Si un tel engagement était présent tout au long de l’album, ce dernier aurait sans aucun doute été une référence. Cependant on regrette deux premières scènes trop lisses, un Ruggiero très en retrait et des seconds rôles peu convaincants. Seul le berger de Bernd Oliver Fröhlich tire son épingle du jeu par sa maîtrise de la ligne et de l’ornement.
On retiendra malgré tout le très beau son d’ensemble des chœurs ; en plus de la saisissante scène des monstres marins (scène 3) on appréciera le chœur final a cappella et le madrigal qui closent l’opéra. Quant au Huelgas Ensemble, il se révèle inspiré et expressif sous la direction de Paul van Nevel. Citons tout particulièrement le continuo au virginal de Dimos de Beun, précis, rythmé, et qui emmène avec lui tous les musiciens de l’orchestre.
Une belle découverte musicale donc que cette Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina. Voilà un opéra qui méritait d’être ramené à la vie et a toute sa place dans le répertoire baroque. Si la partition n’offre pas la virtuosité vocale d’œuvres plus tardives sur le même thème (l’Orlando Furioso de Vivaldi ou l’Alcina de Haendel, pour ne citer que les plus célèbres), Francesca Caccini met tout de même les chanteurs à rude épreuve en leur demandant une expressivité de tous les instants, et c’est ici que l’album déçoit.
Espérons que l’enregistrement attirera la lumière sur cette pièce majeure, et que le temps où Francesca Caccini n’avait pas la renommée de ses confrères Monteverdi ou Peri soit terminé. Car avec une si belle œuvre… Time’s Up !