L’histoire du chant est constellée de chanteurs incomplets. Voix sublimes portées par un cerveau atrophié ou, au contraire, musiciens géniaux qui s’expriment par le biais d’un organe ingrat, filiforme, anémique ou grumeleux. Les Peter Schreier, loués pour leur sens aigu du texte, dont les voix évoquent le cri du cacatoès aphone pris d’une crise d’emphysème font face aux Samuel Ramey dont les timbres moirés et cauteleux s’étendent sur un instinct interprétatif cousin de Pavlov.
Longtemps, on a pu reprocher à Renee Fleming d’être de cette seconde catégorie, celle des esthètes du son, celle des militants du velours, celle qui vendrait tout son théâtre pour un pianissimo extatique. C’est bien évidemment injuste et faux. Certes, Georg Solti, quand il la présenta au monde, n’a pu s’empêcher de l’appeler « mon petit café crème », tant sa voix lui inspirait d’onctuosité. L’illustre Maestro était à mille lieues de se douter que la combinaison du café et de la crème est source de régurgitations acides, parfois accompagnées de renvois convulsifs.
Les pochettes des disques de Renee Fleming montrent une américaine middle class que des robes de grands créateurs ne privent pas de son prosaïsme plébéien ; tout en elle invite à l’abandon et au stupre, la voix-elle-même, crémeuse, ample, unique en ses couleurs pastel n’est rien d’autre qu’une œuvre d’art. Et pourtant, derrière tout cela, derrière ce fard et ces parfums hors de prix, se cache un tempérament de feu, quasi suicidaire dans son entendement de l’art théâtral.
Ce qui est saisissant, c’est que cette chanteuse est une star planétaire depuis plus de dix ans. Pourtant, à aucun moment, elle ne s’est dit qu’il était temps de reposer sa voix et de s’étendre paresseusement sur des lauriers méritoirement acquis. D’autres se seraient contentées de faire le tour du monde avec dans leurs valises les partitions de trois ou quatre rôles taillés sur mesure. Renee, elle, est sur tous les fronts : Mozart, qui lui va comme un gant, Händel, qui trahit son défaut d’intonation, Rossini qui lui permet les pires extravagances vocales de sa carrière (ah, l’air de la Comtesse de Folleville dans le Viaggo), Strauss qui lui offre ses plus grands succès… et le bel canto romantique, qui ne l’effraie pas. Rappelons-nous cette Lucrezia Borgia à la Scala où, pour deux aigus fragiles, les Milanais décidèrent de la huer comme la dernière des dernières. Découragée ? Non : elle demande à son amie Eve Queler de programmer l’œuvre à New-York où, cette fois, les aigus sortent glorieusement. Une telle carrière ne se fait pas sans ratés, ainsi son Imogène à Paris laisse-t-elle les stylistes légèrement pantois et sa Traviata continue-t-elle d’apparaître comme une erreur criante. Mais qui peut taxer Renee Fleming d’hédonisme paresseux ? Il s’agit au contraire d’une artiste incandescente, que le péril amuse. Péril qui, mine de rien, n’est pas encore parvenu à abîmer cette voix besogneuse.
C’est ici le deuxième enregistrement que fait Renee Fleming des Quatre derniers lieder de Richard Strauss. Il y avait comme un consensus autour du précédent, dirigé par Christoph Eschenbach : la chanteuse était trop jeune et le chef, pas franchement à la hauteur. On classait cette référence avec embarras au rang des projets décevants. C’est donc une grande et belle idée d’avoir réuni Fleming et Thielemann pour cette nouvelle version. On parlera à l’infini de ce qu’est le style du chant Straussien, pas encore frappé par les oukases de dogmatiques musicologues, comme le sont les moindres petits maîtres baroques de l’école de Trévise. Les prudes autrichiennes au sourcil dédaigneux regarderont avec surprise cette Yankee prendre à bras le corps les partitions du grand Richard et s’étonneront de ce chant langoureux, couvert de miel d’acacia et de crème chantilly. Il y a dans la démarche interprétative de Fleming le soupçon de la vulgarité ; sans cesse lui reproche-t-on de chanter Strauss comme Gerhswin. C’est drôle, quand on sait quel homme était vraiment Richard Strauss. Certes, l’orchestrateur est l’un des plus raffinés de l’histoire de la musique, mais –de son propre aveu- il n’était au fond qu’un bourgeois de province et assumait bien volontiers son mauvais goût. Il faut lire les lettres embarrassées de Hofmannsthal qui n’osait pas avouer son horreur face à l’idée inconcevable qu’avait Strauss de se représenter lui-même sur scène, dans son improbable Intermezzo dont il finira par écrire lui-même le livret. Le grand poète Viennois était, pour le coup, terrifié par la vulgarité de son ami. Je pense donc, que le chant de Renee Fleming, dans ce qu’il comprend de vulgarité et de mauvais goût est peut-être, au fond, une incarnation philologiquement valide de l’interprétation Straussienne.
Mais pour en revenir plus précisément au disque qui nous occupe, je noterai que jamais la voix de Fleming ne m’a semblée si belle, si intègre. Frühling s’ouvre sur de paisibles graves, élégants et presqu’anodins, le phrasé est exemplaire. Avec le temps, et avec Thielamann aux commandes, Fleming semble avoir mesuré l’importance du verbe, ainsi –sans jamais en faire trop- se transforme-t-elle enfin en diseuse. September expose un haut médium épanoui serti de modulations tout en finesse alors que Beim Schlafengehen est retenu et sobre, sans apprêt ni minauderie, porté par un premier violon miraculeux et nostalgique, le tout conclu par In Abendrot poignant de vulnérabilité. Sorti des Quatre derniers lieder, restent les monologues d’Ariadne qui, sans aucun doute, nous promettent une prise de rôle essentielle ainsi qu’une sélection de lieder tous défendus avec la même intelligence et le même investissement. Thielemann et le Philharmonique de Munich, dont les solistes sont survoltés, contribuent ô combien au succès de ce disque.
Œuvre de la maturité, pour Fleming, qui signe ici son album le plus intègre, le plus réfléchi et qui prouve que même le café crème peut-être un musicien d’exception.
Hélène Mante