Alors que Krzystof Warlikowski a révélé Médée à beaucoup de mélomanes qui n’en connaissaient que la version italienne, l’heure est peut-être venue de redonner sa chance à Cherubini, compositeur si admiré de ses contemporains. Il semble bien que la reconquête de ce pan de notre répertoire national soit en marche, et grâce à l’intégrale que publie Ambroisie, Lodoïska apparaît telle qu’elle put frapper les spectateurs de sa création en 1791 : un chef-d’œuvre qui, sur le strict plan musical, n’aurait pas à rougir de la comparaison avec bien des opéras composés à la même époque. Même si l’on ne plane pas tout à fait sur les mêmes cimes qu’avec Fidelio ou La Flûte enchantée, on n’en est pas si loin, et la partition s’élève à mille coudées au-dessus de l’ordinaire de l’opéra-comique de son temps. Par leur qualité mozartienne, plus d’un passage évoque L’Enlèvement au sérail, les ensembles pour voix d’hommes en particulier, et même le couple formé par le noble héros et son valet bouffon rappelle celui de Belmonte et Pedrillo.
Le recours aux instruments anciens confère à l’œuvre de Cherubini des couleurs plus rutilantes, comme si l’on en avait retourné les vernis opaques d’un orchestre plus tardif, et le dynamisme avec lequel Jérémie Rhorer dirige la partition contribue beaucoup à sa résurrection. Par rapport au drame empesé que dirigeait Riccardo Muti en février 1991 à La Scala, tout prend une vie nouvelle. Le grand air de l’héroïne au dernier acte, « Tournez sur moi votre colère », qui dure quatre minutes avec Muti, en prend à peine plus de trois dans la présente version. Ce rythme implacable que Rhorer imprime à l’œuvre ne faiblit pas un instant, et l’auditeur peut ainsi adhérer pleinement au discours. Cette rapidité est une autre vertu : elle sert l’interprète du rôle-titre, une Nathalie Manfrino dont le vibrato incontrôlé passe presque inaperçu dans les mouvements vifs, les passages lents l’exposant en revanche dans toute son ampleur. Dès qu’elle atteint le mi en haut de la portée, ce qui n’est vraiment pas grand-chose pour une soprano, la voix se met à bouger. Heureusement, il y a là une incarnation autrement plus sensible que celle de Mariella Devia, même si la diction pourrait parfois être plus claire. Ce rythme haletant favorise sans doute aussi Sébastien Guèze, capable de beaux pianis, qui sait donner un sens à tout ce qu’il chante, mais dont on s’apercevrait mieux, dans des airs lents, que le timbre n’est pas toujours très séduisant. Malgré tout, pour le sens du drame, pour l’urgence que l’on sent chez lui, on est prêt à passer outre. Par rapport à la version Muti, la seule jusqu’ici disponible, la présence de chanteurs francophones permet un saut qualitatif appréciable : en 1991 à Milan, il y avait bien Luca Lombardo (du temps où il se prénommait encore Bernard) en Floreski, et Alessandro Corbelli était un Varbel à qui le français ne posait aucun problème, mais ils étaient bien les seuls. Dans la version Rhorer, le baryton argentin Armando Noguera, qui habite la France depuis assez longtemps pour s’exprimer sans aucun accent, maîtrise parfaitement ce personnage de serviteur comique. Philippe Do en Titzikan n’a finalement qu’un rôle très limité, puisqu’il apparaît au tout début et à la toute fin ; son timbre, certes plus rond que celui de Sébastien Guèze, est aussi moins éclatant. Le troisième rôle après les deux amoureux s’avère en fait celui de Dourlinski, le méchant de l’histoire qui n’arrive qu’au deuxième acte, et que Pierre-Yves Pruvot incarne avec une savoureuse perfidie. Belle résurrection donc, qui doit maintenant trouver son prolongement indispensable avec une recréation scénique digne de ce nom.
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Luigi Cherubini : Lodoïska | Luigi Cherubini par Jérémie Rhorer