Presque 25 ans après un premier numéro consacré à La petite Renarde Rusée (n°84), l’Avant-Scène Opéra revient sur l’incontournable chef-d’œuvre de Janáčěk. C’est à l’excellente Marianne Frippiat, fine connaisseuse de la musique tchèque qui avait déjà coordonné le numéro 246 consacré à La fiancée vendue de Smetana, que la direction de cette nouvelle édition est confiée. Frippiat, qui fut l’élève d’Harry Halbreich -dont on s’étonne de ne lire ici aucun article- signe avec brio l’introduction et le commentaire musical de la pièce. Ces seules lignes justifient pleinement l’achat de ce guide. Un seul regret : que les 5 courts paragraphes de l’introduction intitulés « La langue : prose et dialecte » (pp. 12-13) ne fassent pas l’objet d’un article à part entière. En effet, le sujet est passionnant et ne fait à ce jour l’objet d’aucune étude approfondie. Coup de chapeau également à Michel Chasteau pour la traduction qu’il nous propose d’un livret qui dût lui poser nombre de problèmes et cas de conscience. Car la langue très colorées de Janáčěk, avec ses emprunts aux dialectes et ses expressions intraduisibles, reste toujours difficile à approcher et à traduire –d’où l’intérêt d’une étude fouillée.
Certains « Regards sur l’œuvre » nous laissent par contre un peu sur notre faim. Notons tout d’abord celui du plus « nobelisable » des commentateurs de Janáček, Milan Kundera1, qui nous laisse insatisfait. Pas dénué d’intérêt, ce texte lance des pistes qu’il n’exploite pas et contient quelques points discutables. Peut-on vraiment considérer, comme Kundera l’écrit, que Janáček « a consacré toute sa vie à l’opéra » (p.69) ? Rappelons que jusqu’à ses 40 ans et le début de la composition –longue et difficile- de Jenůfa, Janáček n’avait consacré que 3 ans de son existence au genre lyrique (avec les modestes Šárka et Počátek románu), gagnant sa vie comme enseignant et réservant la majeure partie de son temps à la collecte et l’édition de chants populaires moraves. L’expression de Kundera collerait mieux à Wagner, Rossini, Puccini ou d’autres qu’à l’auteur de la Messe glagolitique.
Deux spécialistes es Janáček de stature internationale, John Tyrrell et Michael Beckerman, signent des « regards » que l’on pouvait espérer plus passionnants. Professeur à l’université de Nottingham puis Cardiff (depuis 2000), docteur Honoris causa de l’université de Brno pour ses travaux sur la musique tchèque, auteur d’un ouvrage documentaire très utile sur les opéras de Janáček2, d’une somme biographique de plus de 2000 pages sur le même compositeur3, traducteur et éditeur de la correspondance (choisie) de Leoš avec Kamila Stösslova4 et des souvenir de l’épouse du compositeur5, auteur d’un livre remarquablement documenté sur l’opéra tchèque en général, ainsi que de nombreux articles sur le(s) même(s) sujet(s), Tyrrell tentent de nous convaincre, dans une partie de son article, que La Petite Renarde rusée appartient au genre de la tragicomédie. Un aspect dont on est, nous semble-t-il, rapidement convaincu dès la première audition ! Ces paragraphes sont certes documentés mais nous illustrent l’évidence. D’autant que les références de deux ouvrages utilisés dans la démonstration manquent6 ! Etonnant de la part d’un universitaire aussi pointu… La règles typographiques anglo-saxonnes en la matière étant un peu différentes des nôtres, on peut penser qu’elles se sont perdues au cours de la traduction. Quant à l’article de Michael Beckerman, également auteur et éditeur d’ouvrages de références sur Janáček (référencés dans la bibliographie de Marianne Frippiat) et la musique tchèque on lui reprochera de ne faire aucune citation des articles du compositeur qu’il mentionne alors que ceux-ci sont pour la plupart exclusivement disponibles en tchèque, langue peu pratiquée faut-il le dire. De plus, Beckerman renvoie à un certain nombre de liens internet, laborieux à encoder et dont certains n’aboutissent pas –ou n’aboutiront plus avec le temps7. D’autant que le sujet traité mérite probablement mieux que les 4 pages qui lui sont imparties… Un petit rappel de l’histoire des techniques d’enregistrement de l’époque et de leur évolution n’eut par exemple pas été superflu.
Excellents par contre, l’article d’Elisabeth Bouillon qui commente les mises en scène marquantes des 50 dernières années ou celui de Michel Chasteau qui revient sur le parcours de cette renarde, de ses origines de roman-feuilleton à la traduction allemande de l’opéra par Max Brod. De la discographie (et vidéographie) de Jean-Charles Hoffelé, nous ne pouvons que partager les points de vue et les choix mais déplorer la manière dont sont orthographiés les noms des chanteurs tchèques –à savoir sans les accents spécifiques- qui aurait dû être corrigée (c’est peut-être un détail pour vous, mais en tchèque ça veut dire beaucoup…). Malgré les quelques réserves formulées, ce volume reste chaudement recommandable à quiconque voudrait découvrir l’œuvre ou en « décoder » les grandes lignes de la partition.
Nicolas Derny
1 Outre cet article tiré de Une rencontre (Paris, Gallimard, 2009), Kundera a publié Můj Janáček (Brno, Atlantis, 2004)
2 J. Tyrrell, Janáček’s Operas : a documentary account, Londres, Faber & Faber, 1992
3 J. Tyrrell, Janacek: Years of a Life. Volume I (1854-1914) ‘The Lonely Blackbird’, Londres, Faber & Faber, 2006 et Janacek: Years of a Life. Volume 2 (1914-1928) ‘Tsar of the Forests’ , Londres, Faber & Faber, 2007
4 J. Tyrrell (ed. et trad.), Intimate Letters: Leos Janacek to Kamila Stosslova, Londres,Faber & Faber, 1994
5 J. Tyrrell (éd. Et trad.), Zdenka Janackova: My Life with Janacek, Londres, Faber & Faber, 1998
6 Pour réparer l’injustice : L. Ewans, Janáček’s Tragic Operas, Londres, Faber & Faber, 1977 et R. Dutton, Modern Tragicomedy and the British Tradition, Brighton, Harvester Press, 1986
7 Il est soi-disant possible de trouver ces liens sur le site de l’éditeur mais à l’heure d’écrire ces lignes, nous n’avons pu les trouver…