Dans la nouvelle salve de rééditions Deutsche Grammophon ré-empaquetées au goût du jour, on retrouve avec plaisir la Traviata de studio munichoise dirigée par Carlos Kleiber. D’abord parce que rien de ce que ce chef a laissé en héritage n’est indigne d’intérêt. On sait avec quel soin maniaque, et en apparence irrationnel, Kleiber junior, une des personnalités les plus marquantes et énigmatiques de sa génération, choisissait les oeuvres qu’il concédait au studio. Quatre ouvrages lyriques eurent ce privilège: Le Freischütz, Tristan et Isolde, La Chauve-Souris, et cette fameuse Traviata, seul opus du répertoire italien ainsi laissé de manière officielle à la postérité.
De fait, cette version est d’abord une version de chef. La direction de Carlos Kleiber est en effet époustouflante de nerf, de précision, de tension : ça cingle, ça cravache, toujours dans une redoutable précision de mise en place. On est ici aux antipodes de ces directions routinières qui peuplent la discographie, qui se satisfont d’une précision toute approximative et dont la seule ambition est de servir d’aimable faire valoir aux chanteurs. La tension ici jamais ne retombe, le drame vit avec une acuité jamais démentie. Le corrolaire inévitable de cette tension est une forme de sécheresse : on aimerait, parfois, un peu plus d’abandon. Mais ce pêché est bien véniel au regard de cette direction tranchante comme le diamant, à l’évidence une des plus passionnantes de la discographie.
A un tel chef, il fallait une distribution qui sui t: c’est fort heureusement le cas. On trouvera, isolément, chacun des trois rôles principaux est mieux servi dans la discographie. Mais aucune erreur de distribution flagrante ne vient gâcher un casting qui brille d’abord par son homogénéité.
En Violetta, Ileana Cotrubas charme par les qualités intrinsèques de sa voix de soprano lyrique au chant impeccable, dans une technique très maîtrisée. C’est propre, joliment chanté, mais l’incarnation est sage, trop sage. Les emportements du premier acte apparaissent bien calculés: on est bien loin, pour tout dire, de l’incandescence de Callas, dont les accents dans ce rôle hantent à jamais. La tonalité plus élégiaque du troisième acte convient, sans surprise, mieux à la chanteuse, qui parvient à émouvoir dans « Addio del passato ».
L’Alfredo de Placido Domingo est incontestablement en situation. A l’apogée de ses moyens de ténor, il sert un chant sincère et généreux, à défaut d’être subtil. Il se voit même gratifié de la cabalette « O mio rimorso » qui suit son air d’entrée au II (l’ut final aurait pu être davantage soigné au montage…).
Son géniteur Giorgio Germont est campé par Sherill Milnes : solide, droit dans ses bottes, il se contente – et c’est déjà beaucoup – de dispenser sa voix de baryton franche et saine sans la moindre subtilité lui non plus, sans parler d’idiomatisme. On ne fera pas la fine bouche, mais il ne vaut mieux pas avoir entendu Renato Bruson juste avant…
On terminera par une mention spéciale, parmi les seconds rôles, pour Giovanni Foiani, qui prête sa noble voix patricienne aux quelques phrases du Docteur Grenvil à l’acte III, leur confèrant ainsi un indéniable surcroît d’émotion.
Cette Traviata n’épuise donc pas le sujet, on l’aura compris, mais constitue une des propositions de studio les plus convaincantes et homogènes, d’abord et avant tout pour la direction de Carlos Kleiber.