Avant l’arrivée de Rolf Lieberman à la tête de l’Opéra de Paris, Gérard Serkoyan fut l’une des basses maison, jusqu’à un dernier Oroveso à l’automne 1972. Sur le plan chronologique, son répertoire au Palais Garnier allait des Indes galantes (Osman) à Numance d’Henry Barraud (Caïus Marius). Une fois évincé de la première scène nationale, il n’en poursuivit pas moins en province et à l’étranger une carrière ouverte sur la création contemporaine : en 1983, il participa à la première de La Passion de Gilles, premier opéra de Philippe Boesmans. En matière de longévité, il donne aussi un bel exemple, puisqu’il tint son dernier rôle à 77 ans (le Premier Ministre dans la Cendrillon de Massenet en 1998 à l’Opéra des Flandres).
Gérard Serkoyan eut aussi le privilège de participer à quelques intégrales (Palémon dans Thaïs aux côtés de Renée Doria et Robert Massard, Angelotti dans Tosca en français avec Albert Lance, Jane Rhodes et Gabriel Bacquier, plus récemment Guerre et paix dirigé par Rostropovitch) et d’enregistrer plusieurs disques d’extraits d’opéra : Rigoletto avec Lance, Bacquier et Mady Mesplé, Les Contes d’Hoffmann avec Lance, Bacquier, Massard, Mesplé, Andréa Guiot et Suzanne Sarroca, Lucie de Lammermoor avec Mesplé, Massard et Alain Vanzo… La nouvelle livraison de la série « La Troupe de l’Opéra de Paris » chez Malibran puise notamment dans ce vivier, mais livre également des extraits de live, d’une qualité sonore parfois médiocre, mais jamais rédhibitoire.
Alors d’où vient que l’on reste un peu à distance, que l’on a du mal à se laisser entraîner ? Il y a pourtant là une vraie voix de basse, avec de beaux graves qui n’ont rien de fabriqués. Une belle diction aussi, un français limpide comme c’était de rigueur à l’époque, d’autant plus admirable que Serkoyan était natif d’Istanbul. Le style, aussi, qui est celui qu’on attend surtout pour l’interprétation de l’opéra française : écoutez l’air de Brogni, tout est dit. Tout est là ? Non, car il y manque une chose : il y faudrait encore du théâtre. Ce chant-là est un peu froid, et l’on voudrait y trouver un peu plus d’expressivité. L’interprète semble camper dans une neutralité frustrante, une quasi indifférence au texte, en se fiant uniquement à la densité de son timbre. Peut-on chanter l’air de la Calomnie en étant aussi peu comédien ? Le paradoxe est d’autant plus frappant dans les captations sur le vif.
Malgré tout, on se prend à regretter que tous ces disques ne soient plus disponibles dans leur intégralité, et il serait bien agréable, à l’approche du bicentenaire Gounod, de pouvoir écouter le Philémon et Baucis où Gérard Serkoyan était Jupiter, entouré du gratin du chant français : Mady Mesplé, Jacqueline Brumaire, Michel Sénéchal et Jacques Mars…