Jaques-Dalcroze. Ah oui, la gymnastique rythmique ? Certes, mais ce n’est là qu’une des facettes de la personnalité multiforme d’Emile Jacques-Dalcroze (1865-1890), qui fut professeur de solfège et d’harmonie au conservatoire de Genève et dont on ignore hors de Suisse qu’il fut un compositeur prolifique, dont les œuvre lyriques scéniques eurent l’honneur d’être créées à l’Opéra de Strasbourg (Sancho, 1899), à l’Opéra de Paris (Le Bonhomme Jadis, 1907) ou à La Monnaie de Bruxelles (Les Jumeaux de Bergame, 1908, qui lui tenait particulièrement à cœur).
A Paris, au milieu des années 1880, il étudia la musique avec Léo Delibes et Gabriel Fauré, composant un premier opéra-comique, Riquet à la houppe, qui ne fut jamais monté. A Vienne ensuite, il eut pour maître Anton Bruckner. A son retour en Suisse, il fut embauché au conservatoire de Genève, et c’est alors, en 1893, que futcréée sa suite lyrique La Veillée. La gestation de l’œuvre fut néanmoins fort longue, car la partition entreprise en 1891 n’aboutit qu’en 1909 à sa version définitive : en 1893, elle n’inclut encore que 12 morceaux, contre 19 en fin de compte. Dans cet « oratorio profane », Jaques-Dalcroze réussit une mission impossible : la synthèse de l’opéra-comique français du dernier quart du XIXe siècle (entre Massenet et Messager), d’une certaine inspiration populaire (splendide harmonisation d’Il était un petit navire pour chœur a cappella, n° 15 de la partition) et d’un éloge sincère de la nature comme avait su le faire les compositeurs de la Renaissance ou les Romantiques allemands. Il y a dans cette musique une fraîcheur, une gaieté et un raffinement qu’on entend rarement aussi parfaitement réunis.
On remercie donc chaleureusement le label suisse Claves de proposer un enregistrement de cette fort belle œuvre. Mais les premiers regrets viennent lorsque l’on découvre qu’il ne s’agit pas d’une intégrale : manquent les numéros 6, 7, 11 et 17. C’est d’autant plus étonnant que le minutage des deux disques est particulièrement réduit, et qu’il y aurait largement eu la place de graver toute la musique composée par Jaques-Dalcroze. Comme il s’agit d’un enregistrement de studio (l’œuvre a été donnée en février 2015 au Victoria Hall avec quasiment les mêmes effectifs, à deux solistes près), on ne peut pas même invoquer les contingences d’une captation lors d’un concert. Aucune explication non plus dans le livret d’accompagnement. Les numéros omis sont destinés au chœur, sauf le 17, « Les cloches », qui fait intervenir la mezzo. Pourquoi sont-ils absents ? l’ensemble vocal Le Chant Sacré Genève, qui semble tout à fait à l’aise sur le disque, n’était-il pas en état de les interpréter ? Certes, la partition exige beaucoup du chœur, mais on s’interroge sur ce choix.
On se contentera donc de ce que l’on a. Jusqu’ici, il n’existait guère au disque que les quatre passages pour orchestre seul, réunis en une suite par le compositeur. L’Orchestre de chambre de Genève y brille, ainsi que dans le reste de l’œuvre, sous la direction joyeuse de Romain Mayor.
Parmi les artistes déjà présents en 2015, la soprano Sophie Graf a les couleurs de soprano colorature qu’exige un morceau comme « Coucou » et fait merveille dans « Les Fées ». Si le baryton Benoît Capt inspire quelques réserves, c’est que son timbre est un peu trop clair pour bien se distinguer du ténor, et surtout pour tenir la partie de basse (même si l’on comprend que les organisateurs aient préféré se dispenser d’un soliste uniquement convoqué pour le numéro 12).
Parmi les nouveau-venus figurent la mezzo Annina Haug, au timbre chaud, qui se marie délicieusement avec la voix de Sophie Graf, et surtout l’excellent ténor Valerio Contaldo, surtout connu pour ses prestations dans le répertoire baroque, sous la direction de Leonardo García Alarcón, notamment La finta pazza. Quelle révélation de découvrir qu’il eut aussi chanter magnifiquement la musique française du XIXe siècle finissant, avec une diction exemplaire (malgré ses origines italiennes, il a grandi dans le Valais) et dans un style parfait.