On a oublié Adèle Hugo. On l’a oubliée dès après son internement en 1872 sur demande de ce père écrasant qui l’aimait sans la comprendre. On l’a oubliée à sa mort 43 ans plus tard. On a d’ailleurs oublié les deux Adèle de Victor, mère et fille, parce qu’il y avait Juliette et Léopoldine, femme et fille préférées.
Puis on a redécouvert Adèle H, un jour, sous les traits d’Isabelle Adjani dans le long-métrage de François Truffaut, obsédée par son officier anglais jusqu’à en perdre la raison, déroutante, capricieuse, violente, jusqu’à devenir ce spectre enfermé, perdue pour le monde, pour un nouvel oubli.
« Pauvre Adèle », comme soupirait souvent son père. Lui-même avait-il oublié que sa fille était une artiste et que son monde à elle, c’était la musique ? Le patriarche, ami de Berlioz et de Liszt, savait pourtant bien qu’Adèle était une excellente pianiste et qu’elle avait suivi des cours de composition par correspondance avec Adoplhe Samuel, professeur au Conservatoire et même avec Ambroise Thomas. Mais celui qui aida tant Louise Bertin à se faire un nom n’a pas eu la même prévention pour sa fille.
Comme le rappelle la notice de ce très bel album consacré aux mélodies que la jeune femme a composées sur des extraits de poèmes de son père, on a redécouvert tardivement les partitions de la compositrice qui, telle une Belle au bois dormant, se réveille à travers elles 100 ans après sa disparition.
Parfois incomplètes, ces pages couvrent plusieurs années d’écriture reconstituées patiemment, autour de poèmes et d’extraits des Misérables ; de même qu’elles révèlent des courtes partitions instrumentales, qui témoignent d’une inspiration parfois sombre (le « Bourdon ») ou pleine de mélancolie comme ce « Chant sans parole » pour violoncelle et piano.
Après ce long travail, les mélodies avec voix ont fait l’objet d’une orchestration subtile confiée par Jean-François Verdier, directeur musical de l’orchestre de Besançon – Victor Hugo (faut-il rappeler que ce dernier est né bisontin ?), à Richard Dubugnon avant de les enregistrer pour le label Alpha.
Disons-le d’emblée, on ne boude pas son plaisir en écoutant ces pages aimables, dont la simplicité parfois maladroite de l’autodidacte qui n’en est pas moins douée, n’atténue pas la fraîcheur, et elles s’inscrivent dans le style des mélodies de leur temps.
Les artistes réunis pour l’occasion autour des musiciens de l’orchestre précité défendent avec une belle conviction ces pages délicates, avec la voix gorgée de soleil qu’Anaïs Constans prête au joyeux « Oiseau qui passe », mais aussi à « Gavroche », avec notamment cette si célèbre et si poignante troisième chanson, celle des barricades, qui s’achève sur le dernier soupir de l’enfant atteint par une balle, « Je suis tombé par terre »… On frémira à l’écoute de l’excellent Laurent Naouri dans « l’Hymne des Transportés » où résonnent Les échos poignants des proscrits portés avec lui par le chœur de l’Opéra de Dijon. Karine Deshayes magnifie l’amer « Regret » des Odes et ballades, et Isabelle Druet, le funèbre « Priez pour les morts » (extraits de la « Prière pour tous » des Feuilles d’automne), tandis qu’Axelle Fanyo prête sa voix chaude aux « Chants du crépuscule » et à « Flebile nescio quid » des Feuilles d’Automne, puis dans quelques strophes d’ « Encore à toi » tiré des juvéniles Odes et Ballades. Quant à Sandrine Piau, tour à tour espiègle et grave dans l’étonnante chanson des Châtiments, elle nous entraine délicatement dans la jolie ronde de la « Chanson de Jean Prouvaire », tirée des Misérables.
Une belle découverte, trop courte, qui rend justice à cette artiste malmenée par la vie, écrasée par ses ombres et pourtant si éloquente.