Le succès universel et permanent de La Voix humaine, depuis sa création, l’enregistrement qu’en signèrent Denise Duval et Georges Prêtre en 1959, suivi d’un grand nombre d’interprètes, ont rejeté dans l’ombre la version qu’en réalisa Poulenc pour chant et piano. Cette dernière servit entre autres à une tournée américaine, mise en scène par Cocteau, où le compositeur était au piano. Le CD de Caroline Casadesus, publié en avril 2016, avait appelé une critique très élogieuse de Jean-Marcel Humbert, qui rappelle opportunément les vicissitudes singulières de cette version. Le caractère intime de la partition suffirait à justifier ce choix. L’extrême discrétion dont peut faire preuve le piano s’accorde idéalement aux chuchotements, aux silences de la soliste, comme à ses cris désespérés.
Le thème de la pièce que créa Berthe Bovy, est connu. Une femme, au téléphone, parle pour la dernière fois à son amant (« Auteuil 047 ») qui lui annonce qu’il la quitte pour en épouser une autre. L’anecdote, fait divers sentimental, prend ici une dimension vraie, sans fausse poésie ou grandiloquence. Nous ne savons rien de cette femme, sinon sa passion, au moment où elle ne se supporte plus, où il lui faut coûte que coûte une diversion autre que la mort. Son long monologue, suspendue au téléphone, tentant de reconquérir celui qui l’abandonne nous émeut et nous captive par la vérité, la justesse, la puissance expressive de Caroline Casadesus.
Ainsi, le rideau se lève, nous dit Cocteau, « sur une chambre de meurtre », où l’héroïne finit par s’enrouler le fil du téléphone autour du cou. Roberto Rossellini en fit un film, avec Anna Magnani en 1947. Enfin Poulenc choisit d’écrire cette « tragédie lyrique » en 1958, 17 ans avant que Menotti se tourne vers Le téléphone. Au lendemain de la création, le 19 juillet 1959, le compositeur adresse une lettre à la merveilleuse Denise Duval, qui commence en ces termes : « Ma biche jolie, Comment se passe ton séjour dans la musicale île de Ré ? Combien de pêcheurs se sont déjà jetés à la mer par amour pour toi ? Après ton départ de Paris, ce n’était que cœurs en combustion !!! Voilà ce que c’est de jouer les vamps ! ». La séduction naturelle de Caroline Casadesus est constante. L’amante n’est pas Didon : Les silences, les interrogations, les coupures comme les intrus sur la ligne, donnent à cette confidence, qui nous prend à témoins, la tension qui conduit l’abandonnée, d’une solitude pathétique, au bord du suicide.
Oubliée l’entrée en scène outrancière de l’héroïne qui s’effondre sur le fauteuil, le jeu dramatique est aussi superbe que le chant. La variété des nuances de la voix porte l’émotion, nous bouleverse. La diction est exemplaire, récitatif contrasté où le parlando réserve de belles parenthèses lyriques. La maturité vocale, essentielle, les couleurs, de la tendresse poignante, à la résignation, au sursaut ou au désespoir, tout est là, vrai, juste, sincère. Admirable chanteuse et grande tragédienne, Caroline Casadesus nous émeut. Le piano nous fait entendre clairement le propos de l’invisible interlocuteur, détaché. Incisif comme tendre, Jean-Christophe Rigaud est le partenaire, l’amant et Joseph, son valet de chambre. Son dessin, pastel, parfois eau-forte, plus que peinture, s’accorde à merveille au chant.
Et si La Dame de Monte-Carlo et la femme abandonnée de « La voix humaine » n’étaient qu’une même personne, quelques années après, lasse, blasée et frivole, s’étant réfugiée dans la griserie et le jeu ? L’interprétation inspirée qu’en donne Caroline Casadesus l’autorise. Le discours lyrique est sans apprêt, dans le droit fil de La voix humaine. Poulenc se délecte toujours autant du texte de Cocteau, son complice. Du texte, banal comme comme porteur de mystère, l’art de la suggestion est extraordinaire. La tragédienne a tout pour incarner cette femme : la voix, le physique et la vérité dramatique. C’est donc un régal, aussi, que cette seconde interprétation où la vacuité, la tendresse misérable et l’angoisse de cette femme à la dérive, qui cache derrière sa désinvolture apparente une profonde détresse sont idéalement illustrées. Le port altier, la distinction, l’élégance racée de Caroline Casadesus, l’authenticité de son jeu font merveille. Œuvres exigeantes où l’artifice et l’outrance guettent l’interprète qui se contente de jouer le rôle, leur réalisation ne se substitue pas à leur version orchestrale, mais constitue le complément idéal pour tous les mélomanes épris de l’œuvre de Poulenc. Elle vaut ici par la qualité de ses interprètes, par l’engagement vocal et dramatique de Caroline Casadesus tout particulièrement. Mais, outre le couplage des deux monodrames, devenu fréquent, elle paraît essentielle pour le retour aux sources, comme pour la vidéo, dont le montage renforce la dimension humaine du drame : le cadrage, les gros plans, le rythme, tout concourt à la réussite de cette réalisation.