Quarante-sixième volume de l’édition Vivaldi entreprise par Naïve à partir des archives de la Bibliothèque nationale universitaire de Turin et quatorzième opéra de la collection, cet enregistrement d’Ottone in villa captive à plus d’un titre.
Et puisqu’on aligne les chiffres, soulignons pour commencer qu’il s’agit du premier opéra officiellement composé par Antonio Vivaldi. Coup d’essai, coup de maître, ainsi que le veut la formule. Avec Ottone in Villa, le compositeur, âgé de trente-cinq ans, parvient enfin à franchir la porte des théâtres lyriques. Frédéric Delaméa l’explique dans un texte aussi documenté qu’intéressant. Trente cinq ans, un âge avancé pour débuter dans la Venise de l’époque mais, pour faire son entrée dans le monde de l’opéra, Vivaldi, dépourvu de fortune et de recommandations, avait dû suivre patiemment une stratégie élaborée par son père, Giovanni Battista. Une formation ecclésiastique s’était chargée de lui apporter le statut social que sa naissance lui refusait tandis que le poste de Maestro di Violino de l’orchestre de la Piéta auréolait sa carrière naissante du prestige nécessaire à sa renommée.
Durant toutes ces années, à défaut de dramma per musica, Vivaldi donne libre cours à sa veine lyrique en composant force œuvres vocales, sonates et concertos où transparaît derrière chaque note son amour du théâtre. Il bricole aussi des opéras pour le compte d’autres compositeurs qui n’ont pas le temps ou l’envie d’en écrire. Années de formation qui font que cet Ottone in Villa, commandé par le Teatro delle Grazie de Vicence1, n’est pas une œuvre de débutant – loin s’en faut -, mais la partition d’un maître aguerri, heureux de satisfaire enfin une inclination profonde et, dans le même temps, soucieux d’exposer un talent dramatique trop longtemps contenu.
C’est pourquoi la jubilation mélodique qui caractérise Vivaldi nous parait exprimée ici avec un enthousiasme particulier, celui de la jeunesse. On entend aussi l’attention portée à l’orchestration, la recherche de combinaisons originales ainsi que l’effort déployé pour plier les sonorités des instruments aux exigences de l’action. Bien davantage que dans certains ouvrages ultérieurs… Ce sont ces qualités qui rendent Ottone in villa captivant, plus que l’ouvrage lui-même. On y cherchera en vain les sommets d’inspiration dramatiques qui font la valeur d’Orlando furioso ou de Farnace. La faute au livret. Bien que présenté par Frédéric Delaméa comme sulfureux, Domenico Lalli ne sort pas du traditionnel imbroglio amoureux dénoué au bout de trois actes par un lieto fine aussi improbable qu’attendu.
Ce long préambule pour expliquer les particularités d’une œuvre dont Giovanni Antonini a bien saisi les enjeux. On retrouve dans sa direction cette fraîcheur savante qui caractérise Ottone in villa : un geste précis, un ton vif, enjoué mais dépourvu de la frénésie qui accompagne trop systématiquement la musique de Vivaldi. La maîtrise par le Giardino Armonico d’un répertoire qui lui est quasiment génétique, achève de boucler la boucle. Durant les deux heures et quart que dure l’opéra, on barbote avec plaisir dans un bain de volupté sonore.
Les chanteurs réunis pour l’occasion connaissent aussi leur Vivaldi sur le bout des doigts. Tous (ou presque, nous y reviendrons) ont déjà collaboré à plusieurs intégrales de la collection. Leur réunion tient de la magie qui préside parfois à certains enregistrements. L’harmonie et le contraste des timbres, la conjonction des énergies… Un miracle auquel Giovanni Antonini n’est sans doute pas étranger. Sonia Prina, dans le rôle titre, confirme les impressions recueillies ça et là, notamment lors de son Orlando haendélien à Lille et Paris2. L’absence de puissance et de brillant n’est pas ici un défaut. L’accent impérieux place haut le personnage ; la couleur sombre de la voix finit d’en détacher la silhouette. Un chant chargé d’intention parfait la composition. Ecoutez, dans la première scène de l’acte II, comment le murmure du « sospira » suspend l’assaut héroïque de « Come l’onda ». Ecoutez, face à elle, comment Veronica Cangemi déploie ses sortilèges en Cleonilla au début de l’opéra dans « Quanto M’alletta », un air dont Frédéric Delaméa relève à raison la subtilité d’écriture, et, plus généralement, comment la virtuosité de la soprano argentine se satisfait de ce rôle d’intrigante taillé à la mesure de Maria Giusti, une cantatrice renommée pour son agilité. Même si moins saillante, Roberta Invernizzi s’intègre avec bonheur dans ce paysage vocal. En arrière plan (et seulement 4 airs), Topi Lehtipuu continue d’exposer ce qui précisément nous a séduit dans son récent enregistrements d’airs d’opéras de Vivaldi3 (chez Naïve, comme de bien entendu) : un maintien qui n’empêche ni la souplesse, ni la sensibilité et ce timbre doux-amer qui donne à chacune de ses interventions une saveur unique. Nouvelle venue dans cette équipe de vétérans, Julia Lezhneva réalise une entrée remarquée. La révélation du festival de Pesaro 2008 (elle avait moins de 18 ans !) et lauréate du premier concours international de Paris4 dévore le rôle de Caio comme une jeune tigresse sa proie. Qu’il s’agisse de virtuosité (la vocalise est rapide mais nette) ou de sentiments, la justesse d’expression nous vaut des instants de haute volée, notamment un « leggi almeno tiranna infide » d’une intensité rare. Si l’on ajoute à ces qualités, un timbre légèrement corsé, qui accroche l’oreille sans la râper, on tient là en un mot, ce qui peut s’appliquer à cet enregistrement dans son ensemble : une réussite.
Christophe Rizoud
1 D’après Frédéric Delaméa, il s’agirait plutôt d’une commande du Teatro delle Garzerie qui aurait justement voulu prendre l’avantage sur le Teatro delle Grazie plus en vogue. La plupart des textes, à commencer quelques pages auparavant par le livret d’accompagnement de ce CD, indiquent cependant qu’Ottone in villa a été créé au Teatro delle Grazie.
2 Lire le compte-rendu d’Anne Le Nabour (Paris) et Bernard Schreuders (Lille)
3 Lire la critique de Bernard Schreuders
4 Lire la brève du 19 octobre dernier
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