Motivé par des représentations parisiennes à l’Opéra Bastille et à la Salle Favart prévues ce mois de septembre et reportées en raison de l’épidémie de Covid-19, l’Avant-Scène Opéra remet sur le métier son numéro consacré à Carmen, dont la première édition date de mars 1980 (et la dernière réédition de 2007). Depuis, quarante années se sont écoulées mais on ne change pas une formule qui gagne. Comme toujours, diverses considérations littéraires, historiques, musicales sous forme d’articles distincts accompagnent les livret, guide d’écoute, discographie, vidéographie, bibliographie et autres rubriques informatives, de manière à offrir de multiples points de vue sur l’ouvrage considéré. Plus que le concept, inaltérable, une maquette au goût du jour, des illustrations en couleurs et la connexion avec l’appli ASOpéra marquent le passage au 21e siècle.
En quarante années, le regard – et l’oreille – que l’on porte sur Carmen semble aussi avoir peu évolué. Le chef d’œuvre de Bizet caracole toujours en tête, parmi les opéras les plus représentés du répertoire. En 1926, Reynaldo Hahn exposait comment l’interpréter et le chanter. En 1933, le chef d’orchestre Désiré-Emile Ingelbrecht relevait les erreurs à ne pas commettre. Les propos de l’un et de l’autre, rappelés dans ce numéro, n’ont pas pris une ride. En 1881, Nietzsche faisait l’éloge de la partition. Là encore, rien de nouveau. Carmen reste cet antidote méditerranéen à la musique de Wagner, auquel Dorian Astor apporte en un article circonstancié son double éclairage de philosophe et de germaniste.
Les interrogations autour de l’ambivalence de l’œuvre – tragédie ou opéra-comique, avec ou sans les récitatifs ajoutés par Guiraud ? – demeurent aussi d’actualité. La genèse de l’œuvre, racontée par Hervé Lacombe, explique des variantes que Christian Merlin détaille en l’absence d’édition critique fiable. Des extraits du Voyage en Espagne par Théophile Gautier, de l’ouvrage de Mérimée, et un panorama de l’hispanisme en France dans le dernier tiers du 19e siècle replacent l’opéra de Bizet dans son contexte originel. Ainsi, le paysage se dessine, immuable. Autant certains ouvrages veulent être reconsidérés au prisme de notre époque – les opéras baroques ou de Rossini par exemple –, autant le temps paraît ne pas avoir de prise sur Carmen.
En est-on certain ? En 1980, Jean Lacouture osait le parallèle entre Carmen et la corrida sans prendre de précautions. Son expérience de double aficionado interpelle à présent. Alors que la tauromachie apparaît comme une pratique en perte de vitesse, synonyme de souffrance animale, se risquerait-on aujourd’hui à comparer le coup de poignard de Don José et le coup de corne du taureau ? Dans notre monde du politiquement correct, où chaque mot doit être pesé sous peine de lynchage sur les réseaux sociaux, peut encore parler d’« art » taurin ? Et d’ « art » lyrique ? Certes, l’opéra est loin de rencontrer un opprobre comparable à celui jeté sur la corrida mais une récente mise en scène à Florence, où Carmen poignardait son amant au mépris du livret laisse entrevoir des lendemains troubles. N’aurait-on pas commencé à déboulonner nos statues ? Carmen, longtemps présentée comme le symbole d’un féminisme ardent, ne serait-elle pas devenue un exemple féminicide à proscrire des scènes ?
Autant de questions posées par l’évolution de notre société. Et si le regard posé sur l’opéra de Bizet, tout chef d’œuvre qu’il est, s’avérait moins définitif qu’il n’y paraît ?