« Distillateurs d’accords baroques, dont tant d’idiots sont férus ». Baroque, le mot lancé comme une insulte par le poète Jean-Baptiste Roussseau fera son chemin. Si aujourd’hui il est couramment employé, en musique plus qu’ailleurs, on ignore que Dardanus en fut la cause, et quand bien même on le saurait, on aurait du mal à le croire, tant la tragédie lyrique de Rameau, la troisième d’une liste qui n’en compte pas tant que ça, demeure encore ignorée.
Il parait pourtant que sa création, attisée par la querelle entre Lullistes et Ramistes, suscita une telle curiosité que le jour de la première représentation, le jeudi 19 novembre 1739 à Paris, beaucoup ne purent franchir le seuil de l’Académie Royale de musique, alors sise au Palais-Royal. Les occupants des loges à l’année envoyèrent même leurs valets réserver leurs places dès neuf heures du matin pour s’assurer qu’on ne les leur prendrait pas. Le succès attendu ne fut pas au rendez-vous. L’ouvrage, jugé ennuyeux, fut rafistolé à plusieurs reprises par ses auteurs – Rameau et son librettiste, La Bruère – sans convaincre de sa valeur. « Plus on le raccourcit et plus il se rallonge » railla la critique.
Motivée par la reprise favorablement accueillie du ballet des Indes galantes en 1743, une deuxième mouture, présentée au public parisien cinq ans après la première, ajouta à la confusion. Les trois derniers actes entièrement récrits voulaient sortir l’intrigue des ornières de l’invraisemblance pour opérer un salutaire retour au tragique. A cet effet fut ajoutée la scène de la prison au quatrième acte qui contient le plus bel air pour haute-contre jamais écrit – « lieux funestes ». Inutile révision : la version de 1744 ne fut pas mieux comprise que celle de 1739. Arriva ce qui devait arriver : la mixtion des deux partitions aboutit à une composition hybride qui, aujourd’hui encore prévaut. On compte sur l’édition critique actuellement en cours de réalisation pour rétablir la vérité musicologique.
Représenté avec davantage de succès en 1760 puis en 1768, avec cette fois Joseph Legros dans le rôle-titre, Dardanus disparut en 1771 du répertoire de l’Opéra de Paris pour n’y revenir qu’en 1980. Un enregistrement réalisé parallèlement en studio témoigne de cette exhumation encore discutée tant les choix opérés par le chef d’orchestre, Raymond Leppard, laissent perplexe. Il faut attendre 1998 et l’interprétation de Marc Minkowski pour que, porté par l’effet conjoint de la vague baroque et du renouveau ramiste, l’ouvrage cesse d’apparaître comme une simple curiosité, quand bien même Cuthbert Girdlestone en ait vanté les mérites dès 1957 dans son livre Jean-Philippe Rameau. His life and work : « Dardanus contient plus de musique de premier ordre et d’une variété plus grande, que toute autre œuvre de Rameau ».
La voix du musicologue britannique commence seulement à se faire entendre, grâce notamment aux efforts de Raphaël Pichon, en 2011 à Beaune puis en 2012 à Versailles, et cette saison à Bordeaux dans une mise en scène de Michel Fau. « Nous ne sommes qu’au début de ce travail qui prendra des années ! » prophétise le fondateur de l’ensemble Pygmalion, interrogé par Chantal Cazaux dans le numéro de l’Avant-Scène Opéra publié à l’occasion de cette nouvelle production.
Comme à chaque fois, la revue bimestrielle a réalisé un travail digne d’éloges dont cette brève présentation donne un aperçu. Dans son guide d’écoute, Pascal Denécheau a opté pour la partition de 1739 à laquelle, pour être complet, il adjoint l’analyse des trois derniers actes de la version de 1744. Des différents regards sur l’œuvre, se détachent les considérations de Marion Lafouge sur ce fameux terme « baroque » que suscita la musique de Dardanus. Discographie, bibliographie et dates des principales représentations à travers le monde achèvent de rendre nécessaire l’acquisition de ce numéro.