Sans aller jusqu’à appliquer à la lettre le sage précepte de Boileau, l’Avant-Scène Opéra en prend le chemin en proposant à ses lecteurs une troisième publication consacrée à la somme tétralogique de Richard Wagner. Le Ring est, à ce jour, le seul opus à bénéficier d’un tel traitement de faveur. Faut-il s’en étonner ? Nullement, si l’on veut bien considérer la simple durée de l’ouvrage (entre 13h et 15h) et sa densité musicale, philosophique, conceptuelle, source d’approches scéniques sans cesse renouvelées.
Une première série de 4 publications échelonnées entre 1976 et 1978, à l’orée de la collection, disait déjà le caractère incontournable de l’exercice auquel, dès les débuts, il fallait se plier. Une première actualisation, limitée, intervint en 1992-1993, suivie d’une refonte plus profonde. Celle-ci prit la forme d’une nouvelle série de 4 publications (numéros 227 à 230 de la collection), parue en 2005, au contenu profondément remanié.
Quinze plus tard -autant dire une éternité – un aggiornamento est apparu nécessaire, pensé initialement pour accompagner la nouvelle production du Ring à l’Opéra de Paris. Celle-ci, on le sait, semble dangereusement compromise, pour cause de Coronavirus. Reste, pour se consoler, cette publication, qui fait le point sur les principaux développements intervenus autour du Ring depuis 15 ans.
Cette actualisation bienvenue permet notamment de tenir compte des productions intervenues en 2013 à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur. Elle prend cette fois la forme d’un numéro unique. Pas d’analyse musicale de l’œuvre, après celles d’André Boucourechliev et de Christian Goubault, idéalement riches et complémentaires : la matière, il est vrai, a assez peu changé… Est ici proposée une série d’articles thématiques permettant d’explorer autant de nouveaux recoins d’une œuvre que l’on croit pourtant connaître, à force de la fréquenter : ainsi, l’article de Christian Merlin qui jette un regard sans concession sur les tentatives d’un Ring abrégé, ou la contribution éclairante de Nicolas Derny faisant un point sur l’avancement de l’instruction du « cas Wagner », dont on comprend qu’il continuera à passionner des générations de procureurs et d’avocats. A ces contributions actuelles s’ajoute, en contrepoint, un extrait passionnant du Regard éloigné, publié par Claude Levi-Strauss en 1983, qui illustre, autour du leitmotiv de la renonciation à l’amour, la pertinence du regard ethnologique sur l’Anneau.
Parmi les nouveautés bienvenues, on saluera l’apport de l’application développée par l’Avant-Scène Opéra, d’un usage très simple, et qui permet d’enrichir la lecture d’extraits musicaux judicieusement choisis. Cet outil trouve toute sa pertinence à l’appui de l’article que Jules Cavalié consacre aux 50 leitmotive clés qui jalonnent l’œuvre (les extraits en question sont tirés de l’inrégrale Solti, ce qui ne gâche rien) : voilà un outil idéal pour cheminer dans la forêt particulièrement dense que constituent ces leitmotive.
Trois productions récentes parmi les plus marquantes (Copenhague 2006, Bayreuth 2013, Munich 2018) font l’objet de comptes-rendus circonstanciés et, comme toujours, experts. Le choix, c’est normal, interroge, mais nous semble exempt d’erreur manifeste d’appréciation, d’autant que nombre d’autres productions récentes sont commentées dans la vidéographie (notamment celles de Valence 2007-2009, du MET 2010-2012 ou de Milan 2010-2013). La discographie permet à Pierre Flinois de rendre compte de nouveautés parues postérieurement à 2005, et qui viennent, pour certaines d’entre-elles, remettre en cause des hiérarchies que l’on pouvait croire figées à jamais : des développements significatifs sont ainsi consacrés, à juste titre, au coup de tonnerre que constitua, en 2006, la publication par le label Testament du Ring bayreuthien enregistré en 1955 en stéréophonie par les équipes de Decca, et qui, depuis, dormait inexplicablement dans les archives.
Cette publication soignée vient en définitive illustrer l’extraordinaire densité d’une œuvre jamais complètement percée à jour, et qui reste nimbée de sa part de mystère. Le temps qui passe non seulement ne la périme pas, mais il la nourrit et la renforce, lui donnant sans cesse une nouvelle jeunesse et une vigueur intacte. Ces nouveaux regards de qualité sont dès lors bienvenus, ils stimulent le lecteur en lui donnant envie de poursuivre l’ascension exigeante de cet Himalaya lyrique dont le sommet se dérobe toujours. Cent fois sur le métier…