« J’arrive à sept heures du soir, harassé de fatigue ; je cours à La Scala. – Mon voyage est payé. », écrivait Stendhal en 1816. Il n’est pas certain que le lyricomane visitant Milan en dirait aujourd’hui autant. D’ailleurs La Scala fait-elle toujours partie des lieux de culte que fréquente en 2014 l’amateur d’opéra ? Londres, New-York, Vienne, Munich mais Milan, non merci. La maison vit sur ses acquis. Trop d’orgueil et de scandales ont défait sa réputation. Les fameux loggionisti ne sont pas seuls responsables de ce désamour. La crise économique, politique et culturelle qui érode l’Italie porte sa large part de responsabilité.
Mais le déclin de La Scala s’est amorcé avant, depuis la fin du XIXe siècle exactement. En tournant le dos à Wagner et donc à ce qui à l’époque représentait la modernité, le temple milanais de l’opéra a entamé une chute que rien ensuite n’est parvenu à enrayer. Ni les deux derniers Verdi, ni Butterfly conspuée, ni Turandot inachevée, ni la version italienne de Dialogues des carmélites et moins encore A Quiet Place de Bernstein, Outis de Berio ou Quartett de Francesconi, aucun de ces derniers titres n’ayant réussi à s’inscrire au répertoire. Le sang s’est peu à peu écoulé de ce grand corps lyrique, le pouls musical bat désormais ailleurs. L’âge d’or vocal des années 1950 ne fut qu’une illusion, une pluie d’étoiles aveuglante destinées à entretenir le mirage. Callas, ses consœurs et ses confrères disparus, que reste-t-il ? La Saint-Ambroise, le 7 décembre, jour d’ouverture de la nouvelle saison, est d’abord un événement mondain. Le bâtiment, rasé par les bombardements durant la deuxième guerre mondiale, a été entièrement reconstruit. Les fantômes en ont été chassés.
Fallait-il dans ses conditions que l’Avant-Scène Opéra consacre un numéro entier à La Scala ? Assurément et en même temps différemment. Plutôt que de balayer deux cents ans de créations à travers une petite vingtaine de titres plus ou moins significatifs – et inégalement traités –, n’aurait-il pas fallu interroger la relation entretenue par les plus grands compositeurs avec l’institution lyrique milanaise ? L’analyse de Jean-Francois Candoni sur Wagner à La Scala aurait mérité d’être étendue aux figures italiennes de l’art lyrique – Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi, Puccini – auxquelles on aurait même pu adjoindre Massenet dont l’inflence de l’autre côté des Alpes ne fut pas négligeable. Pourquoi, en passant au crible, dix productions clés essayer de nous convaincre d’une modernité scénique qui existe bien davantage ailleurs ? Visconti, Zeffirelli, Strehler, d’accord mais les autres metteurs en scène évoqués – Chereau, Guth, Herzog… – ne furent en rien révélés par La Scala. Ils ne firent qu’y passer. Il eut été à la limite plus instructif de s’attarder sur les grandes voix du temple lyrique milanais, balayées ici en huit pages avec tout ce que représente de fastidieux l’exercice compte tenu de la somme d’informations à prendre en compte. Il n’est pas jusqu’à l’article d’Alberto Mattioli sur les loggionisti qui laisse sur sa faim. Affirmer que de nos jours « ce sont surtout les mises en scène qui font l’objet de scandale », c’est aller un peu vite en besogne quand les médias – réseaux sociaux compris – bruissent encore des affaires Alagna ou Beczala. Stéphane Lissner conclut son long entretien avec Chantal Cazaux en affirmant que La Scala « est aussi puissante que l’Histoire, puisqu’elle est Histoire. ». Ce n’est pas exactement de cette manière-là que l’on aurait aimé qu’elle fût racontée.