Cela faisait plus de 60 ans que le Bolchoï présentait la même production d’Eugène Onéguine, spectaculaire et mythique, mais usée jusqu’à la corde au point que plusieurs générations de Tatiana étaient à leur tour devenues Madame Larina ou la nourrice… Or au théâtre il y a toujours un moment où il faut casser la tradition, quitte à y revenir plus tard. C’est ce qu’a fait avec brio le jeune metteur en scène et décorateur russe Dmitri Tcherniakov pour la réouverture du Bolchoï en 2006, production présentée en 2008 à Paris. Il aurait pu imaginer, comme l’ont fait tant d’autres avant lui, de changer de période ; il s’est contenté de la rendre vague, et surtout de resserrer l’argument et le lieu scénique à la vaste salle d’une demeure aristocratique campagnarde meublée d’une immense table ovale qui réunit les protagonistes ou au contraire les sépare. Cet espace clos est particulièrement propice à concentrer les passions, certainement même à les exacerber. C’est le lieu unique du théâtre classique, un peu hors du temps, et en tout cas coupé du monde extérieur. Les personnages ne pensent plus qu’à eux-mêmes, leur vie intérieure et sociale se résume à ce huis-clos sartrien. Et la romantique Tatiana essaie de vivre sa vie sans vouloir s’adapter à ce monde qui lui est éminemment étranger.
Bien sûr, comme l’a relevé François Lesueur dans son compte rendu de la représentation du 7 septembre 2008, des situations et des lieux attendus sont de ce fait absents ou détournés. Pas de jardin, pas de chambre, pas de grande salle de bal, pas de bois ni de duel, pas de Monsieur Triquet… Et l’on va même jusqu’au plus vulgaire, le total mauvais goût de parvenu du décor rouge du dernier acte. Les incarnations elles-mêmes des personnages peuvent également paraître dérangeantes à certains : un Eugène Onéguine jeune et séduisant, mais sans grande prestance, un Lenski plus ordinaire que la moyenne, une Madame Larina quasiment hystérique, une sortie caricaturale de Tatiana à la dernière scène, bref tout cela est inhabituel. Et si ça peut amuser ceux qui connaissent bien le livret, tant pis pour les autres qui risquent de ne pas y comprendre grand-chose : au total, c’est bien une production hyper intellectuelle et super élitiste…
Mais dans ce curieux univers, très étudié et où tout se justifie, la parfaite concordance entre le décor, la mise en scène et la direction d’acteurs, comme dans le Macbeth récemment présenté à Paris, donne une force singulière au spectacle, et fait ressortir toute la théâtralité du roman de Pouchkine. Du moins sur scène. La captation vidéo va-t-elle renforcer cette impression, ou au contraire la détruire ? De fait, le film revivifie encore le spectacle, tant il colle au travail du metteur en scène qui déjà, en expliquant son approche, disait : « on observe cette famille comme à travers une grosse loupe ». C’est que la captation de Chloé Perlemuter est tout à fait remarquable : il s’agit d’une vraie création de cinéaste, au point que l’on en arrive à oublier que c’est filmé sur scène. La caméra glisse, passe d’un personnage à l’autre, s’infiltre, s’attardant sur l’un d’eux. La réalisatrice filme des chaises, des ombres, use de cadrages astucieux, d’une grande variété de plans, dont des gros plans de qualité. Bref elle contribue à recréer de son côté l’univers torturé de Tcherniakov. Tout au plus laisse-t-elle trop apparaître (mais comment faire autrement) le jeu un peu outré de certains choristes.
Tous les rôles principaux sont tenus par de très bons chanteurs, qui sont plus encore de remarquables acteurs. Une mention particulière pour Tatiana Monogarova, très intéressante Tatiana, plus convaincante d’ailleurs dans les deux premiers actes en jeune fille romantique que dans le dernier en femme mariée, avec pour seul bémol un petit goût sucré « à la Renée Fleming ». Quant aux personnages secondaires, ils laissent le théâtre prendre le pas sur le chant, et Madame Larina, tout comme la nourrice, compensent par leur jeu des voix abîmées par une technique russe trop appuyée.
Un film bonus, « Onéguine à l’Opéra Garnier », sagement réalisé par Denis Sneguirev, montre le montage des décors, les répétitions, et surtout des interviews des principaux protagonistes. Ce n’est qu’un petit 26 minutes, mais propre et net, qui éclaire bien les choix de la production et l’implication du metteur en scène, du chef d’orchestre, du chef de chant et des chanteurs (sous-titres en français et anglais). Un élégant livret de 24 pages avec photos, texte et synopsis en trois langues (français, anglais et allemand) accompagne les deux DVD. L’opéra lui-même est sous-titré en cinq langues (français, anglais, allemand, espagnol et italien).
Certes, il existe des DVD d’autres productions, plus classiques, peut-être en un sens plus parfaites. Mais celle-ci ne peut laisser indifférent, et l’on ne saurait trop conseiller de faire une immersion dans cet intéressant travail théâtral mis en valeur par un film exemplaire, qui nous sort délibérément de la vieille routine moscovite.
Jean-Marcel Humbert