La dernière salve de rééditions d’intégrales lyriques due à Sony Classical permet de (re)découvrir le sulfureux Chevalier à la rose enregistré par Léonard Bernstein à Vienne pour CBS au printemps 1971, trois ans après une série de représentations restées dans les mémoires au Staatsoper de Vienne.
Car voici un enregistrement communément cantonné, depuis sa parution, aux marges d’une discographie par ailleurs opulente. Tout juste si on le mentionne dans les conversations, pour mémoire, avec un air entendu, en glissant que par charité, on n’en dira pas plus.
Avec le recul que permet cette réédition, qu’en est-il vraiment ? Faisons fi de toute condescendance, laissons au vestiaire les préjugés qui peuvent précéder tel ou tel des artistes ici impliqués, et écoutons.
Qu’entend-on ? Un Chevalier à la rose qui, assurément, ne laisse pas indifférent, qui peut, tour à tour, irriter ou enthousiasmer. Sans doute pas un disque d’île déserte, mais en aucun cas un enregistrement à balayer d’un revers de la main pour qui chérit cette œuvre si attachante.
Ce Chevalier à la rose est d’abord et avant tout un enregistrement de chef. Ami lecteur habitué aux interprétations à l’élégance raffinée, où prédomine le sens mesure et où règne le sous-entendu, tu risques d’être secoué, et pas qu’un peu. Car, sache-le, Bernstein empoigne ici la partition pour en exacerber la dimension théâtrale, sans se soucier du confort des auditeurs. Ça grince, ça tempête, les portes claquent pour de bon. Pour servir ce dessein, les vénérables Wiener Philharmoniker sont poussés dans leurs derniers retranchements, et donnent plus d’une fois l’impression d’être violentés par la direction tempétueuse, parfois déjantée, du chef, au point que l’orchestre de Strauss n’a jamais paru autant ressembler à celui de… Mahler ! Est-ce un contresens ? À voir… Ce parti-pris, à l’évidence, fonctionne mieux dans certaines parties de l’opéra (les scènes d’action, en particulier à l’acte III) que dans d’autres (les séquences plus méditatives). Avec Bernstein, Vienne regarde beaucoup vers la Haute-Autriche, voisine de la Bavière, berceau du Ländler, que l’on entend ici plus volontiers que la valse : à la cour de Marie-Thérèse, on porte les pataugas plus que les escarpins vernis.
Pour porter cette vision très personnelle de l’œuvre, le chef dispose-t-il d’un plateau qui le suive ? En partie seulement, et c’est bien là que le bât peut blesser.
Commençons par l’inattaquable : la Sophie de Lucia Popp figure à bon droit au panthéon des incarnations straussiennes. Elle n’est que cristal, pureté, lait et miel à la fois. On fond devant un tel miracle d’évidence. La Maréchale de Christa Ludwig peut susciter davantage de débats : l’idée de confier à une mezzo (mais pas n’importe laquelle!) le rôle de la femme qui progressivement s’efface devant la jeunesse conquérante n’est assurément pas un contresens. Le talent de Ludwig, ses qualités évidentes de diseuse, l’état encore immaculé de sa voix font d’elle une Maréchale sans doute plus automnale que d’autres, mais suprêmement émouvante. En baron Ochs, Walter Berry est dans son élément, et n’a aucun mal à convaincre : il en fait parfois beaucoup, mais ne perd jamais cette touche idiomatique si précieuse. Voilà un authentique Viennois, cela s’entend. On sera nettement plus nuancé s’agissant du Faninal transparent d’Ernst Gutstein (son nom ne figure même pas au dos de la pochette du coffret, c’est un signe…). Enfin, il faut bien reconnaître que l’Octavian de Gwyneth Jones est confronté à des difficultés vocales rédhibitoires: la voix bouge, beaucoup, au point que cela en devient parfois pénible. Le contraste avec ses prestations de 1968 au Staatsoper est sidérant. Cette contre-performance manifeste (plus ou moins prononcée selon les sessions d’enregistrement) déséquilibre hélas des scènes clés de l’oeuvre, comme la présentation de la rose au II et le trio final au III. Rien à dire, en revanche, des seconds rôles, habitués du Wiener Staatsoper, jusqu’au Chanteur de luxe (quoi qu’un peu tendu…) du jeune Placido Domingo.
Faut-il disqualifier cet enregistrement parfois qualifié de « maudit » (John Culshaw, qui reprenait pour l’occasion du service en tant que producteur, a raconté les ravages sur les membres de la distribution de l’épidémie de grippe qui sévissait à Vienne au moment de l’enregistrement) ? Ce serait faire l’impasse sur une des directions les plus personnelles et passionnantes de la discographie, qui annonce davantage les drames à venir (1914 est proche) qu’elle n’exhale la splendeur du passé. Cela reviendrait, aussi, à ignorer quelques incarnations majeures. Non, vraiment, il faut connaître ce Chevalier à la Rose, ne serait-ce que pour mieux s’en éloigner.