La Mort d’Orphée est une œuvre bien dérangeante. D’une part, le livret de l’opéra s’attache résolument à l’après Eurydice, il se prive volontairement des ressorts dramatiques de sa mort et de l’expédition de secours avortée qui s’ensuit. D’autre part, l’œuvre se trouve à mi-chemin entre l’opéra florentin encore centré sur le récitatif, et le futur opéra romain qu’il préfigure avec ses chœurs et ses ensembles. Et par-dessus tout, l’action farfelue découpée en cinq actes fourmille de dieux et de figures allégoriques, de Ménades et de Satyres, abonde en retournements de situations et fait la part belle au comique. Voilà donc un drôle de caméléon musical.
Presque vingt ans après Stephen Stubbs (Accent), Françoise Lasserre nous livre sa vision de la Mort d’Orphée. Une vision qui dénote une vraie italianité. Cette Mort d’Orphée est de celles qui transpirent le soleil d’Italie, l’exubérance de ses marchés, la torpeur de ses après-midis brûlants. De mort, il en sera ici peu question, car tout respire la vie, le naturel, le mythe décomplexé, la violence des passions.
Dès la sonate d’ouverture (un ajout emprunté à Usper), l’orchestre – caressé par une prise de son chaleureuse – enveloppe l’auditeur de ses cornets et sacqueboutes. Guillemette Laurens entame ensuite l’air de Thétys, avec une fausse simplicité, une proximité confondante. Si elle ne parvient pas à faire oublier la troublante ambiguïté de David Cordier, son chant théâtral et généreux la rend plus proche des hommes que des coquillages habitables ensevelis au fond des océans. Les aigus sont dynamiques, le phrasé exemplaire et subtil.
A ses côtés, les autres solistes relèvent du même acabit, et l’on distinguera en particulier Cyril Auvity et Dominique Visse. Le premier campe un Orphée élégiaque, enthousiaste et triomphant dans les vocalises, même si le timbre est parfois un peu nasal et forcé (« Giot’al moi natal, crinite Stelle »). Le second se régale en savoureux Caron et Bacchus totalement déjantés (et l’on n’en attendait pas moins de lui).
Et là réside la spécificité de cette version : Françoise Lasserre raisonne à la fois en peintre et en femme de théâtre, variant les climats par les tempi, le continuo et les solistes. A l’extrême. Ainsi, au début de l’acte 1, le recitar cantando paraît interminable alors que les ritournelles des arias strophiques se métamorphosent en sonates d’église d’une onctuosité… interminable. Si la chef d’orchestre sait à merveille sculpter une atmosphère, elle a choisi ici la moiteur d’un oratorio San Orfeo avec plus de conviction que de succès. A l’inverse la scène des Vents est d’une tourbillonnante virtuosité qui laisse pantois. Les voix combattent entre elles plus qu’elles ne dialoguent au cours de ce duel de trilles et de mélismes où le beau chant passe au second plan.
Vous l’avez compris : plus qu’une tragi-comédie pastorale, ce sont cinq tableaux presque autonomes dans leurs couleurs qui se déroulent sous nos oreilles, au risque de faire perdre encore à l’intrigue une cohérence débraillée qu’elle ne possède que peu.
Aussi, en dépit de l’excellence de cet enregistrement, le choix reste finalement cornélien entre Françoise Lasserre et son prédécesseur Stephen Stubbs. Akadêmia opte pour une mosaïque nerveuse, débordante de contrastes, à la respiration changeante, au continuo inventif et riche, tandis que l’Ensemble Tragicomedia avait composé un magnifique monolithe, à la force tranquille.
Viet-Linh NGUYEN