Lorsque Pina Bausch décide en 1975 de transformer Orphée et Eurydice de Gluck en opéra dansé, l’Allemagne assiste, médusée, à une révolution artistique majeure. La danseuse et chorégraphe, fraîchement nommée à la tête du Ballet Wuppertal et qui vient de s’attaquer un an plus tôt à Iphigénie en Tauride, de Gluck toujours, se lance alors dans l’aventure du « tanztheater », ce théâtre dansé qu’elle ne cessera de mettre au cœur de son travail pour mieux l’interroger et le transcender. Sa relecture des grands classiques de la musique marque une étape importante dans sa carrière, qui sera suivie par différentes pièces adaptées de Weill, Stravinski et Bartok. Grâce à la détermination de Brigitte Lefebvre, directrice de la danse de l’Opéra de Paris, Orpheus und Eurydike entre au répertoire du ballet de l’Opéra en juin 2005, avec un succès considérable.
La présente captation, magnifiquement réalisée par Vincent Bataillon, date de 2008. La brillante idée de Pina Bausch, maintes fois copiée depuis, est de raconter le drame d’Orphée en dédoublant chaque rôle ; ainsi Orphée, Eurydice et Amour sont-ils bicéphales et interprétés à la fois par des chanteurs et par des danseurs. Aux voix est confié le récit poétique du mythe, aux corps la mission de traduire l’épaisseur de l’intrigue. Si l’œuvre de Gluck – donnée en allemand – subit quelques coupes destinées à resserrer l’action et se voit découpée en quatre tableaux, successivement dénommés deuil, violence, paix et mort, c’est pour gagner en force et en intensité jusqu’à ce final en forme de boucle, qui s’achève comme il avait commencé, sur la mort d’Eurydice.
Spectacle admirable de bout en bout, cet Orpheus bénéficie du regard à la fois tendre et désespéré de la chorégraphe. Les décors signés Rolf Borzik d’une beauté rare, servent d’écrin aux images bouleversantes et en perpétuel mouvement inventées par Pina Bausch. A ces masses ondulantes secouées de spasmes, où s’agitent de longs bras implorants, répondent des solos d’une grâce et d’une volupté absolue, où se lisent tour à tour la douleur, la compassion, l’extase, la peur où l’espoir.
Ecrasé de douleur, l’Orpheus omniprésent, dansé avec un constant frémissement par Yann Bridard, littéralement habité par son rôle, se livre quasi nu aux Cerbères des Enfers (trois colosses forgerons à la plastique superbe investis avec rage par Yong Geol Kim, Nicolas Paul et Vincent Cordier), pour ramener au monde la belle Eurydike. Au péril de sa vie Orpheus retrouve sa bien-aimée qui évolue dans un paradis digne d’une toile de Botticelli, dont les effluves vaporeux flottent dans l’air. Le bonheur des retrouvailles est cependant de courte durée, Orpheus pendant un troublant duo, oubliant sa promesse, fixe Eurydike dans les yeux avant d’être revenus au jour. Celle-ci succombe alors instantanément et pour toujours. Comme en 2005, Marie-Agnès Gillot prête son long corps svelte et racé au personnage d’Eurydike, qu’elle interprète avec émotion et fluidité, entourée de la souple et presque mécanique Miteki Kudo (Amor) et des superbes danseurs du ballet de l’Opéra National de Paris.
Si dans la salle, le chant pouvait apparaître parfois secondaire, la mise en scène mettant davantage l’accent sur les corps dansants que sur le jeu des chanteurs, plutôt épuré, la réalisation télévisée permet de rectifier ce léger inconvénient. Maria Riccarda Wesseling (qui succède à Charlotte Hellekant, Marijana Mijanovic et à Elisabeth Kulman, véritables mezzo-sopranos) est un Orpheus peu nuancé, à la voix légère et peu corsée, qui réussit malgré tout à exister scéniquement, tandis que Julia Kleiter au timbre pur et délicat confère un certain charme au personnage d’Eurydike. On retrouve enfin en Amor, Sunhae Im (après Aleksandra Zamojska), initialement distribuée dans celui d’Eurydike, toujours aussi fraîche et transparente.
Thomas Hengelbrock à la tête du Balthasar-Neumann Ensemble et Chor, offre comme en 2005, une direction palpitante et colorée, au style affirmé, dont l’urgence et la noblesse de ton s’accordent parfaitement à cette pièce exceptionnelle.
François Lesueur