Au cœur de la grisaille hivernale, se plonger dans les Noces de Figaro vues par Jürgen Flimm a comme un goût de grandes vacances.
Voici que les époux Almaviva, entourés de leurs domestiques, prennent le Schiller Theater de Berlin pour résidence secondaire : le décor de maison de bord de mer aux persiennes closes, les valises qu’on apporte sur scène annoncent une joyeuse comédie.
Les Noces de Figaro, un opéra seulement léger ? Voilà qui pourrait en irriter – à juste titre – plus d’un, et provoquer la méfiance du spectateur. Mais la mise en scène repose sur un équilibre intelligemment maintenu par Jürgen Flimm tout au long de l’œuvre : si la farce est permise par le décor (les portes, les placards, les valises, les transats étant autant d’occasions de gags en tous genres), la direction d’acteur dessine des personnages aux multiples visages.
Ainsi, le Figaro de Lauri Vasar n’est pas sans évoquer le héros de Beaumarchais. Avec son nœud papillon, de faux airs de Tintin et ses lunettes rondes, il est plus proche de l’intellectuel que du valet de comédie. Sérieux, sensible, plus vif d’esprit que de corps, il n’a pas l’exubérance qu’on lui voit habituellement mais apporte une retenue intéressante au personnage. Lauri Vasar maîtrise le rôle scéniquement et vocalement, même s’il ne parvient pas totalement à briller. La faute peut-être à une mise en scène qui s’essouffle un peu au dernier acte et ne lui permet pas de mettre son « Aprite un po’ quegli occhi » en valeur.
Anna Prohaska incarne une Susanna gracieuse, ne manquant pas pour autant de caractère. Jouant de ses charmes auprès du Comte, se laissant aller à la séduction de Chérubin mais sans pitié pour Marcellina, elle offre un beau « Deh vieni non tardar » mêlant tendresse et humour. La voix est pure, légère mais bien timbrée, et la vivacité physique du personnage participe au rythme effréné de l’action.
Le contraste avec la Comtesse, plus posée, est alors frappant. Dorothea Röschmann, bien qu’affublée d’un costume un peu grotesque, lui donne noblesse et gravité. Son « E Susanna non vien… Dove sono » est un modèle de nuances tant sur le plan musical que dramatique. Glissant d’un sentiment à l’autre et pliant son timbre à ces exigences d’ordre psychologique, sa Comtesse touche davantage que si elle en restait à la plainte : assumant des aigus forte et donnant une belle couleur à son bas-medium, elle se saisit du rôle à bras-le-corps et lui donne l’intensité qu’on pouvait espérer, malgré quelques tensions vocales.
Le Chérubin de Marianne Crebassa est en revanche bien plus délicat : débordant de jeunesse et de sensualité, toujours appelé vers un nouvel objet, s’agitant en tous sens, il incarne la force du désir aussi bien que ses tourments. La voix de la mezzo-soprano est idéale pour le rôle : son timbre sombre et corsé, l’homogénéité de la tessiture donnent une forme de virilité au personnage qui n’est jamais mièvre. En témoigne son « Voi che sapete », véritable chanson pleine d’élan et de franchise.
Katharina Kammerloher et Otto Katzameier possèdent la vis comica attendue pour Marcellina et Bartolo sans tout à fait convaincre vocalement. Il en va de même pour Sonia Grané en Barbarina, que son unique air « L’ho perduta » ne met pas en valeur.
Reste le cas du Comte Almaviva, campé par un Ildebrando d’Arcangelo à son meilleur. Le timbre est aristocratique à souhait : sombre, puissant, projeté, il ne fait qu’une bouchée du « Hai già vinta la causa ». Le texte est joué, ciselé dans les récitatifs comme dans les airs.
Mais pourquoi en faire une figure absolument burlesque ? Le baryton se révèle certes d’une efficacité comique redoutable, mais le Comte en devient par là-même sympathique, pas vraiment menaçant, et perd toute crédibilité. Les stratagèmes employés par les autres protagonistes contre lui semblent alors bien compliqués pour se jouer d’un personnage aussi peu intelligent. Son manque d’épaisseur psychologique déçoit donc, même si l’on ne boudera pas notre plaisir devant les talents comiques de son interprète.
Mais ces Noces ne seraient rien sans la Staatskapelle Berlin. On ne saurait trop louer la direction de Gustavo Dudamel : brillante, contrastée, méticuleuse, s’accordant parfaitement aux voix ; voilà une version de référence, qui met en valeur chaque détail de la partition. Le chef est servi par un orchestre réactif et précis, qui se plie aux exigences du drame – notamment dans les récitatifs.
Des Noces de Figaro réjouissantes donc ; peut-être pas mémorables, mais à recommander en cas de déprime hivernale.