La plupart des spectacles sont, sinon trahis, du moins très partiellement reflétés par la captation vidéo ; dans certains cas, en revanche, le film réalisé durant les représentations peut conférer à une production un peu terne l’éclat qui lui manquait, en opérant des choix, en resserrant le cadre sur tel ou tel protagoniste, ou tout simplement en proposant dans les dimensions de l’écran des images d’une grande beauté, qui se substituent à celles qu’offrait le cadre de la scène. C’est un peu ce qui semble s’être produit ici, et il est à parier que les spectateurs qui ont vu cette Didone à Caen, où elle a été filmée, ou au Théâtre des Champs-Elysées, n’auront pas forcément gardé de leur soirée un souvenir ébloui. Grâce à la magie du DVD, tout change, et l’on découvre un véritable grand moment d’opéra. De terne et lugubre, le décor d’Eric Ruf devient soudain plus acceptable dans son dépouillement et malgré ses tics d’une modernité déjà un peu passée de mode (un échafaudage et une pile de valises chez Didon, le cadavre d’un cerf à Troie mais aussi à Carthage, cadavre dans lequel Didon plongera les mains pour enduire de sang frais son visage et sa robe blanche…). Les costumes, vaguement contemporains mais pas trop, sombres au premier acte, égayés de couleurs chaudes au deux autres, se prêtent à une vision atemporelle de la tragédie. Dirigés par Clément Hervieu-Léger, pensionnaire de la Comédie-Française, où il a monté avec brio La Critique de l’Ecole des femmes, les chanteurs se font vraiment acteurs. Enfin, la caméra d’Olivier Simonnet donne à voir de purs instants de grâce, comme ce passage plein de monumentalité où, telle une Mater Dolorosa, Cassandre-Katherine Watson pleure sur Chorèbe-Valerio Contaldo, avec de sublimes gros plans sur la fille de Priam éructant sa douleur, le visage voilé par ses longs cheveux (très beaux éclairages de Bertrand Couderc). On pourra néanmoins regretter que la présente version réduise à fort peu de choses les interventions surnaturelles : les divinités apparaissent d’abord au sommet du décor, puis évoluent de haut en bas de l’échafaudage, mais descendent également sur la scène, sans que rien ne les distingue des mortels dans leur allure ou leur comportement.
Voilà en tout cas des options esthétiques qui nous éloignent de l’autre Didone déjà disponible en DVD, chez Dynamic, reflet de représentations données à Venise en 2006. Surtout, la musique de Cavalli n’a plus ici aucun rapport avec le pensum qu’elle avait parfois tendance à devenir, interprétée par des chanteurs beaucoup moins inspirés, sous la direction infiniment moins nerveuse de Fabio Biondi. William Christie ne laisse aucun temps mort, les scènes s’enchaînent sans répit les unes aux autres, et l’opéra palpite d’une vie toujours renouvelée, qui réside entièrement dans l’art d’animer le texte déclamé et dans les mille couleurs dont se pare l’orchestre, les Arts Florissants faisant preuve d’une vigueur et d’une inventivité remarquables. Hormis l’Hécube sans relief de Maria Streijffert qui ne saurait rivaliser avec celle de Marina De Liso à Venise, toute la distribution est supérieure à celle du DVD Dynamic. Tout commence avec la magnifique Iris/Vénus de Claire Debono, qui se drape d’emblée dans un manteau de tragédienne, avec une vraie gourmandise des mots. Extraordinaire Créuse, Junon ou Damigella, Tehila Nini Goldstein séduit autant par la richesse de son timbre que par l’ardeur de son jeu. Parmi les nombreux seconds rôles, on distinguera l’exquis Ascagne/Amour de Terry Wey, à la voix éloquente et charnue. Avec un timbre intrinsèquement moins séduisant, Xavier Sabata se révèle un immense et magnifique acteur, Iarbas étant ici bien plus qu’un nouvel Ottone de Poppea, grâce à des scènes de folie fort bien réglées. Kresimir Spicer est un Enée raffiné, tour à tour héroïque et galant, sans doute plus à l’aise dans le répertoire qui l’a révélé – il fut le héros du Retour d’Ulysse monté au festival d’Aix en 2000 – que dans les œuvres postérieures où on l’entend également (la remarque vaut à plus forte raison pour un autre ténor, Mathias Vidal, dont le chant à gorge déployée semble bien plus à sa place dans l’opéra du seicento que dans des œuvres plus récentes). Enfin, la majesté et l’autorité naturelles d’Anna Bonitatibus sont exactement les qualités qu’on attend d’une Didon : malgré une tessiture un rien aiguë pour elle, la mezzo italienne s’impose d’emblée et constitue le pilier incontestable de ce DVD, même si une mise en scène plus audacieuse aurait été bienvenue.