Certains artistes, et par voie de conséquence certains enregistrements, échappent à toute appréciation. Qu’on le veuille ou non, qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas, ils appartiennent à l’histoire et bénéficient à ce titre d’une immunité critique. Ainsi Lotte Lenya, soprano autrichienne naturalisée américaine qui après avoir envisagé une carrière de danseuse puis de comédienne, rencontra dans les années 1920 Kurt Weill dont elle devint tout à la fois l’épouse, la muse et l’interprète privilégiée.
On ne peut pas dire à première écoute que sa voix possède un pouvoir de séduction hors du commun. Pour la décrire, on ne trouve qu’une poignée d’adjectifs dont un seul d’entre eux suffirait à disqualifier le premier chanteur d’opéra venu : écorchée pour ne pas dire éraillée, chancelante pour ne pas dire chevrotante, originale pour ne pas dire ingrate, incertaine pour ne pas dire fausse. C’est pourtant à l’intention de ce chant étrange que Kurt Weill écrivit ses plus grands rôles d’opéra et ses meilleures songs. L’art de Lotte Lenya en effet ne se soucie pas plus d’hédonisme que d’euphémismes. Son pouvoir d’émotion se situe ailleurs, dans un ton inimitable, inquiétant qui correspondait à l’esthétique expressionniste et qui, avec le recul, incarne toute une époque. Il passe des fumées d’opium dans ce soprano funambulesque, un parfum de cabaret berlinois, un frisson d’anschluss, les relents de cette soi-disant décadence qui précède l’une des périodes les plus barbares de l’humanité. Le calme terrifiant avant la tempête. « Quand je compose une mélodie », avouait Weill, « je l’entends déjà dans mon for intérieur avec la voix de Lenya ». Ces deux-là sont inséparables ; leur duo – trio si l’on ajoute le dramaturge Bertolt Brecht dont les textes servirent le plus souvent de support à la musique de Kurt Weill – forme une légende.
Ce n’est donc pas le contenu de ce coffret, indéniablement historique, que l’on évaluera mais le contenant. Vingt-quatrième volume de la collection « Les classiques RTL », il s’agit en 2 CD de la compilation, plus ou moins intégrale, de trois œuvres phares de Kurt Weill à travers lesquelles s’expose l’art si particulier de Lotte Lenya : L’Opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper) et Happy End, deux comédies musicales créées à Berlin respectivement en 1928 et 1929, ainsi que Les Sept Péchés capitaux (Die sieben Todsünden), un ballet chanté pour cinq voix et orchestre, représenté pour la première fois en 1933 au Théâtre des Champs-Elysées à Paris.
Le contenant, disions-nous. Le livret se satisfait du minimum syndical : titre des pistes, mention du chef d’orchestre – Wilhelm Brückner-Rüggeberg pour les trois œuvres – et de la distribution pour Les sept péchés capitaux uniquement. Ni dates, ni lieux, ni nom des orchestres, ni texte d’introduction, ni notice biographique, ni synopsis, ni analyse… Rien ! Pour en savoir plus, il faudra partir à la pêche aux informations, sur le Web par exemple. Au hasard de ses recherches, on vérifiera qu’il existe déjà pléthore d’enregistrements de Lotte Lenya chantant Kurt Weill. Très peu, voire aucun, cependant affiche un tarif pouvant rivaliser avec le prix de ce coffret (autour de 7€ en moyenne). Pour celui qui ne connaît pas Lotte Lenya ou qui souhaite enrichir sa discothèque, l’argument mérite considération.