Un ange, Ernestina/Ernesto ? Sûrement pas, mais à défaut, certes une bombe sexuelle. L’équivoque dont parle le titre repose en effet sur des quiproquos assez scabreux pour qu’à l’époque de la création, la censure interdise l’œuvre. Celle-ci ne s’en remit pas, surtout après que Rossini ait repris nombre de passages dans d’autres de ses opéras, et tout particulièrement dans La Pietra del Paragone. Presque deux siècles plus tard, nous disposons aujourd’hui d’une version vidéo intéressante à plus d’un titre, captée au Festival de Pesaro en août 2008 (1).
L’histoire n’est pas vraiment simple, d’autant que l’action s’y démultiplie. Entre précieuse ridicule et femme savante, Ernestina s’identifie aux personnages des romans dont elle se gave. Son père, Gamberotto, paysan enrichi, décide de la marier au riche et fat Buralicchio. Mais un jeune homme aussi désargenté que séduisant, Ermanno, est tombé amoureux de la jeune femme, et réussit à pénétrer dans la maison comme précepteur, avec l’aide des domestiques Frontino et Rosalia. Chacun des deux prétendants va faire sa cour : jusque là, rien que de très classique, et rien qui puisse émouvoir la censure.
Mais tout dérape quand Frontino, voulant aider Ermanno, met en place une équivoque extravagante : il fait croire à Buralicchio que sa fiancée est en fait un jeune homme (Ernesto) que son père aurait fait castrer à l’adolescence pour en faire un chanteur et en tirer ainsi beaucoup d’argent, et qu’il le cacherait aujourd’hui sous des vêtements féminins pour le faire échapper au service militaire.
Tout cela est assaisonné par le librettiste de nombre de doubles sens souvent obscènes et calembours de tradition italienne toujours en usage aujourd’hui, et dont l’acteur de cinéma Toto fit grand usage : on y parle par exemple de cierge tenu à pleine main, d’un objet que l’on ne peut nommer mais qui peut inspirer de l’intérêt, etc.
Profondément vexé de la supercherie, Buralicchio – qui entretemps a fait chasser Ermanno qu’il trouvait trop entreprenant – dénonce séance tenante le déserteur présumé. Pendant ce temps, Ermanno réussit à revenir auprès d’Ernestina, et les deux jeunes gens roucoulent à l’unisson. C’est alors que des soldats viennent arrêter Ernestina sans autre explication ; mais Ermanno va réussir à faire évader la jeune femme en lui apportant un uniforme militaire qu’elle revêt aussitôt. Après encore quelques confrontations houleuses entre les protagonistes, Ernestina et Ermanno vont enfin pouvoir vivre leur amour au grand jour, et Buralicchio va chercher ailleurs une autre épouse.
Sur cette trame à la fois légère et passablement embrouillée, l’Espagnol Emilio Sagi a réalisé une mise en scène foisonnante, pleine d’invention et qui ne laisse au spectateur pas une seconde de répit. Il a choisi de transposer l’action dans notre monde contemporain, en accentuant les caractères ridicules toujours d’actualité : pseudo-intellectuels, arrivistes, intrigants. Les personnages sont en effet solidement campés, sans que la caricature vienne contredire l’action. Gamberotto devient un négociant import-export de fruits et légumes, et semble spécialisé dans le piment rouge, ce qui explique bien des choses.
Ernestina, l’intellectuelle de service, se cache derrière des lunettes à monture blanche, et, comme chacun sait, femme à lunettes… De fait, elle ne renie rien de sa nymphomanie notoire : n’arrivant pas à se décider, elle avoue qu’elle se paierait bien ses deux amants… en même temps ; et une fois en prison, elle n’arrive plus à démêler si elle regrette le plus d’être enfermée sans livres, ou seule… Enfin, elle ne trouve rien de mieux que de faire une gâterie à Ermanno pour bien lui prouver qu’il ne lui est pas indifférent.
Buralicchio, quant à lui, veste à rayure et lunettes de soleil en permanence sur le nez ou sur le front, faisant des bulles avec son chewing-gum, lutine avec application tous les jupons qui passent y compris l’assistante de direction particulière – très particulière – de Gamberotto, jusqu’à ce qu’il vire sa cuti au final… Ermanno, vogue entre toutes ces eaux sans jamais de fadeur. Quant à Rosalia et Frontino, un peu Suzanne et Figaro, ils organisent tout avec plus ou moins de bonheur, et alors qu’ils pensent mener l’action, voient les choses peu à peu leur échapper.
Le tout se déroule dans les décors riches d’invention et visuellement réjouissants de Francesco Calcagnini, et les costumes délicieux et humoristiques de Pepa Ojanguren, soulignant à l’unisson pleinement le caractère des personnages : une vraie symbiose et réussite d’ensemble ; les couleurs, les formes, les idées drôles (la bibliothèque devenue un damier flouté, répond à la veste à rayure de Buralicchio), le canapé rouge avec le miroir indiscret qui dévoile ce qui s’y déroule (mais seulement pour les spectateurs bien placés et pour ce DVD), l’arrivée d’Ernestina enfermée dans une cage à lion sur roulettes avec gyrophare, tout concourt à générer une bonne humeur communicative.
Marina Prudenskaja – dont j’avais souligné en son temps la remarquable et originale Amnéris de Stuttgart (cf critique), est une excellente actrice, sexy et même gourmande et pleine d’humour, jamais vulgaire, en même temps qu’une cantatrice accomplie ; sa belle voix de mezzo, sans passage, est encore assez légère pour se jouer des pièges des vocalises rossiniennes. Elle joue une Ernestina espiègle, subtile et drôle à la fois, d’autant que son physique de mannequin lui permet d’être plausible à tous points de vue. Pourtant, on reste un tout petit peu sur sa faim : peut-être aurait-elle pu aller encore un peu plus loin dans la caricature, mais peut-être aussi son metteur en scène l’a-t-il un peu bridée de manière à ne pas déséquilibrer la représentation ?
Bruno De Simone joue Gamberotto d’une manière à la fois pleine d’autorité et d’humour, entre Alberto Sordi et Michel Aumont, une espèce de Don Magnifico reconverti dans les affaires internationales et accompagné d’une assistante de direction de haut vol. Sa voix prend de l’assurance tout au long de la représentation, jusqu’à être extraordinaire dans le duo avec Marco Vinco (qui ne lui cède en rien) dans la scène de l’arrestation. Marco Vinco (le neveu de « Monsieur Cossotto ») est lui aussi vraiment épatent en Buralicchio, dans le genre Aldo Macione, mais (dé)coiffé à la Peter Sellars, espèce de bellâtre tombeur qui fait fondre d’envie toutes les dames et filles alentour. La voix et le style sont également fort bons, et l’interprétation parfaite.
Dmitry Korchak n’est pas Juan Diego Florez (ça se saurait !), mais se sort plus qu’honorablement de son rôle de jeune amoureux transi, avec son sourire à la fois timide et enjôleur. La voix est belle, le style accompli en dehors de quelques aigus un peu tendus, les vocalises quasi parfaites, et le jeu sympathique. Quant à Amanda Forsythe et Ricardo Mirabelli, ils jouent et chantent avec finesse et un entrain communicatif le couple de serviteurs trop zélés.
La direction d’orchestre de Umberto Benedetti Michelangeli est bien construite et menée, même si les puristes seront susceptibles de relever ça et là quelques infimes détails imputables à l’enregistrement en direct. La captation de Davide Mancini a été réalisée dans le théâtre Rossini (à l’italienne) de Pesaro, et a donc bénéficié de l’excellente sonorité de cette salle où prédomine le bois. Cette réalisation vidéo est particulièrement soignée, le son et les images sont excellents, le découpage, très dynamique, suit parfaitement l’action et les personnages, et les gros plans viennent à point souligner une attitude, un regard, un détail : du travail d’orfèvre. Quelques fautes de frappe dans les sous-titres (en cinq langues ; français, italien, anglais, allemand et espagnol) montrent toutefois un léger laisser-aller dans la relecture finale, et l’on regrettera l’absence de tout bonus. La brochure de 16 pagres, bien illustrée, comporte une courte mais intéressante analyse de l’action et du contexte, en quatre langues (français, anglais, allemand et italien).
En résumé, une captation de grande qualité, mettant à notre disposition une excellente production d’une œuvre rare : un DVD que tous les fans de Rossini se doivent de posséder, et qui devrait figurer aussi dans toute vidéothèque plus éclectique.
Jean-Marcel Humbert
(1) Lire le compte-rendu de Brigitte Cormier