Un secolo cantante : un siècle chanteur, alors que le programme est tout entier concentré autour de 1640 ? Période fascinante en vérité, point nodal où convergent les tendances des premières décennies du siècle, marquées par l’avènement du chant soliste et les fastes de l’opéra de cour, et dont l’éclat se réfractera partout en Italie – et bien au-delà. Le cœur battant d’un siècle chanteur, certainement.
Plus que l’opéra lui-même, c’est l’idée de théâtre lyrique public qui naît en 1637. Les eaux de la Sérénissime baptisent le genre, et la république de Venise en déclin y trouve rapidement matière à un formidable rayonnement artistique. Sous le patronage des familles patriciennes, des artistes pluriels (chanteurs-instrumentistes-dramaturges-compositeurs-chorégraphes) joignent leurs forces aux meilleurs talents des chapelles italiennes, à commencer par celle de Saint-Marc, pour produire eux-mêmes des opéras. Chacun peut acheter un billet ; tous ressortent éblouis. La famille Tron produit d’abord Andromeda et La maga fulminata en 1637-1638 au théâtre San Cassiano ; les Grimani lancent le théâtre Santi Giovanni e Paolo en 1639, suivis par les Giustinian avec le théâtre San Moisè en 1640, avant qu’un consortium de nobles n’ouvre le somptueux Teatro novissimo en 1641, avec La finta pazza de Sacrati. Le révéré Monteverdi apporte sa caution à ces initiatives, au côté d’une nouvelle garde où se distingue le premier faiseur de succès de l’industrie lyrique, Francesco Cavalli.
Quel crève-cœur que tant de partitions de cette première époque ait disparu, notamment les opéras de Manelli ! Pour restituer ce bouillonnement créatif, Paolo Zanzu a choisi de piocher dans des collections de pièces vocales contemporaines tout à fait dans l’esprit du temps, chez Benedetto Ferrari et Barbara Strozzi. Monteverdi est représenté par ses chefs-d’œuvre vénitiens, mais aussi sa parodie du lamento d’Arianna, opéra redonné pour l’inauguration du San Moisè. Cavalli n’est illustré que par l’Ormindo (1644), et l’on découvre une page composée par la basse Michelangeo Brunerio, probable écho de la création de La finta pazza de Sacrati, premier « tube » du genre.
Le programme est conçu comme un opéra miniature, avec prologue, monologues, duos et scènes d’ensemble, alternant comme il se doit tons tragique et comique. Prenant leur distance avec les opulentes restitutions façon Alarcon – entre autres –, Le Stagioni et Zanzu restent fidèles à l’économie des premiers théâtres, où une poignée de musiciens se tassaient dans la fosse. On sait depuis longtemps que ces réalisations peuvent toutes fonctionner, tant que les instrumentistes et les vocalistes fusionnent dans un art du recitar cantando mouvant et expressif : c’est le cas ici, avec efficacité et sans excès.
La limite du projet tient à la difficulté intrinsèque de faire vivre des scènes élaborées comme celle des prétendants du Ritorno d’Ulisse in patria ou la folie de La finta pazza hors de leur contexte et sans le support de la scène. Impeccables, les interprètes restent plutôt contrôlés, là où il aurait parfois fallu mordre un peu plus le texte. C’est ce que fait Zachary Wilder : comme un poisson dans l’eau dans ce répertoire, il se montre le plus volontiers showman avec une excellente lecture de « Cielo sia con tua pace », et une Arnalta piquante et sans outrance. Seul Italien de la bande, Salvo Vitale récite lui aussi avec gourmandise et enlève prestement la spirituelle scène de Brunerio, page inédite qui balaie sans relâche un large ambitus. Emmanuel de Negri a pour elle un médium riche et un chant naturellement digne et émouvant. Ses interprétations viennent opportunément répondre à celles de Sandrine Piau en Harmonie (prologue d’Ormindo) et de Mariana Flores en Deidamia : un répertoire doit vivre dans la diversité des versions. On retrouve avec plaisir Blandine Staskiewicz. Le marbre de son mezzo touche justement par sa capacité à s’animer, même si l’on peut préférer Pénélope moins étudiée. Elle offre un beau dialogue avec Negri chez Strozzi, et campe un Eunuco de luxe chez Sacrati. Les contributions de Paul Bénos-Djian sont plus discrètes, et n’appellent que des éloges. Deux couples de chanteurs bouclent le disque avec la dernière scène de l’Ormindo. Le livret de Giovanni Faustini est typique de la seconde manière fantasque de l’opéra vénitien, si bien que cette conclusion marque plutôt un commencement. Ou une simple étape de ce siècle chantant… qui dure encore aujourd’hui.