N’en déplaise à Catherine Clément, l’art lyrique ne fait pas que consacrer la « défaite des femmes ». D’une part, parce qu’il existe plus de livrets qu’on ne pense, où des héroïnes fortes voient leurs ambitions récompensées ; d’autre part, parce que, sur le plan moral, les dames l’emportent souvent haut la main sur les messieurs. Dans Il trovatore, certes Leonora se suicide par le poison et Azucena bascule définitivement dans la démence, mais les hommes ne sont que d’affreux personnages – Manrico est un jaloux pathologique qui ne rate pas une occasion de traiter Leonora de traîtresse et d’infâme, tandis que Luna n’est qu’un bourreau barbare.
Alors, quand un enregistrement vient rajouter la suprématie vocale, l’avantage est incontestablement dans le camp féminin, et le sexe dit fort se débrouille de son mieux pour ne pas faire trop mauvaise figure. C’est le cas avec ce Trouvère, donné à la radio française dans la traduction assurée par Emilien Pacini, version d’abord créée à Bruxelles en 1856, puis à Paris l’année suivante. Inutile d’espérer pourtant le ballet et les airs composés spécialement pour cette seconde mouture (on se reportera à la captation sur le vif réalisée au festival de Martina Franca publiée chez Dynamic). Malgré de nombreuses coupes ici et là, dont certaines aberrantes (il manque tout le passage où Leonora s’empoisonne puis chante sa joie d’avoir sauvé le Trouvère), c’est bien la partition approuvée par Verdi qui est ici utilisée, avec certains passages qui n’existent pas dans la version originale italienne, comme le deuxième couplet d’Azucena interrogée par Luna.
Inutile aussi d’attendre beaucoup de la direction de Jules Gressier, assez planplan, souvent beaucoup trop lente là où il faudrait au contraire un bon coup de fouet. Dans le duo entre Luna et Leonora, le baryton essaye de presser le mouvement, mais rien à faire, l’orchestre est désespérément poussif.
C’est donc à la distribution qu’on prêtera l’oreille la plus attentive. Le nadir absolu est évidemment le contre-emploi total que représente Génio dans le (très court) rôle de Ruiz. Le Manrique de Raphaël Romagnoni déçoit. Il y a bien peu d’italianité dans le chant de celui qui interprétait le ténor italien du Chevalier à la rose à l’Opéra de Paris en 1949 aux côtés de Maria Reining et de Rise Stevens. Certes, il s’agit d’une version en français, mais cela ne justifie pas l’absence totale des trilles stipulés par la partition, ni certains arrangements avec les aigus. Enfin, là où l’on rêve de la noblesse d’un Thill ou de l’ardeur d’un Vezzani, il faut se contenter d’une gouaille à la Gireaudeau. Avec Charles Cambon, on se situe très nettement un cran plus haut, même si ce baryton de fort belle étoffe ne brille pas non plus par le scrupule stylistique. Du côté des messieurs, c’est peut-être Adrien Legros en Ferrando qui dispense le plus de satisfactions, par la qualité du timbre et la propreté du chant.
Restent donc les dames, et là, c’est un autre monde. D’abord Geneviève Moizan, déjà honorée par Malibran dans la série consacrée à la troupe de l’Opéra de Paris : timbre d’une densité admirable et implication dramatique de chaque instant, voilà une Léonore qui ne s’en laisse pas conter et qui est tout sauf la figure passive qu’on a souvent tendance à voir en elle. Quant à Denise Scharley, dans un monde bien fait, on ne devrait plus avoir à présenter cette voix hors du commun, scandaleusement négligée par le disque : elle livre une Azucena d’anthologie, comme le fut à Martina Franca, dans la version française, celle qui est aujourd’hui son héritière, Sylvie Brunet.