Au Voyage d’Hiver, sombre cheminement de la solitude vers la mort d’un Franz Schubert multipliant, un an avant sa disparition, les créations miraculeuses (les trois dernières sonates pour piano, la Messe en mi bémol majeur, la « Grande » symphonie, etc.), ce sont les voix graves que l’on associe le plus spontanément. Ici, le baryton est dans son domaine, éclipsant même le ténor, pourtant chez lui dans les tourments adolescents d’un cycle comme La Belle Meunière où les états d’âmes varient, où la palette de sentiments fait un patchwork allant du bleu au gris – Le Voyage d’Hiver est un camaïeu de noirs. Aussi les femmes continuent-elles de s’y faire rares, à défaut d’en être complètement absentes. C’est dans le sillage de quelques illustres devancières, parmi lesquelles on peut citer Christa Ludwig, Brigitte Fassbaender, Nathalie Stutzmann ou Christine Schäfer, que Joyce DiDonato proposait, en décembre 2019 à Carnegie Hall, sa propre interprétation dont le présent enregistrement garde le souvenir.
Dans le livret d’accompagnement, Joyce DiDonato exprime clairement son parti pris : quid de la demoiselle que le personnage de Müller quitte dès le premier Lied, et dont il s’éloigne d’autant plus inexorablement qu’il se rapproche de la mort ? Devant Carnegie Hall, le soir du concert, on pouvait lire sur une affiche : « Il m’a fait parvenir son journal par la poste… ». Ainsi ce Voyage d’Hiver devient-il correspodance, témoignage transmis par la bouche de la jeune femme recevant, telle la Charlotte de Werther, les lettres de son amoureux évanoui. Sur le papier on peut, au choix, juger l’idée originale, hors de propos ou irritante. A l’écoute, cet éventail de possibles se réduit au tamis d’une interprétation sage et modérée où, en fait de destinataire des lettres, nous entendons une simple narratrice, élégante, éloquente, parfois aussi un peu distante. En toute logique, la rageuse amertume de « Gute Nacht » s’en trouve attendrie et feutrée. Aux antipodes de la proposition de Brigitte Fassbaender, si intensément vécue qu’elle en était presque expressionniste, « Auf dem Flusse » égrène bien quelques regrets, mais ne montre aucun désespoir. Une pièce aussi hallucinée qu’ « Erstarrung » est regardée de loin, avec un peu de peine sans doute, mais rien qui vous arrache l’âme. DiDonato, en fine musicienne, préfère soigner les subtilités de la ligne de chant, si flatteuse pour le galbe et la pulpe de sa voix. Car c’est sans doute là le prix de ce disque : la fantastique intégrité vocale de Joyce DiDonato, cet instrument également ductile du bas registre au haut médium, ce timbre dont les reflets mordorés éclairent la moindre inflexion de l’écriture schubertienne. « Der Lindenbaum », « Die Krähe », « Der Wegweiser » constituent de superbes moments de chant, reliés entre eux par une même esthétique. La beauté pour vision, ce n’était certes pas le projet initial de la chanteuse : les images de Carnegie Hall montrent la théâtralisation voulue, le début de scénographie (des éclairages, une table, un livre – le fameux recueil des « lettres »), censés souligner le propos de DiDonato, mais la cécité du disque est impitoyable ; et le piano de Yannick Nézet-Séguin ne semble pas trouver sa place. Les à-coups de « Gute Nacht » ou de « Im Dorfe » suggèrent une brutalité directe, immédiate, alors que l’accompagnement de « Frühlingstraum » ou de « Die Post » (qui aurait dû, ici, être une pierre de touche) se borne à être élégamment décoratif. Ce Voyage épistolaire eût pu être une exploration mentale intensément psychologique ; il s’avère, paradoxalement, moins révélateur qu’assourdi.