Cela fait maintenant quelques années que l’on attend comme un cadeau de Noël la sortie de chaque nouvel opus de l’anthologie consacrée par Matthias Goerne aux Lieder de Schubert. Dire que le tome huit, qui paraît ces jours-ci, comblera les amateurs du genre autant que les sept précédents relève de l’euphémisme, tant l’art du chanteur semble avoir trouvé, avec le bouquet de mélodies proposé, l’élément naturel où sa voix peut s’épanouir, sa technique, se magnifier, son expressivité, faire des merveilles. Construit autour de la figure romantique du promeneur, le programme, en effet, fait la part belle à des pages volontiers nostalgiques et crépusculaires, qui tombent sans un pli sur le timbre à la fois sombre et moelleux de Goerne, en même temps qu’elles suscitent une poésie dont on ne sait personne plus capable que lui.
« An die untergehende Sonne », qui ouvre cette exploration, ne met pas dix mesures à donner le ton. L’incroyable maîtrise de la palette expressive saisit d’emblée l’auditeur, sans l’agresser ; car l’émotion, chez Matthias Goerne, n’est jamais provoquée par un artefact, elle surgit, au contraire, de la ligne vocale. Plus celle-ci est claire, plus les sentiments affleurent. Pour résumer plus ce chant est sobre, plus il nous touche. Paradoxe ou quadrature du cercle, Goerne maintient tout du long cet équilibre subtil, évitant de surinvestir les mélodies les plus théâtrales (« Der Zwerg » est un modèle du genre, qui ne nous saisit pas moins pour autant) ou les tubes : rendus à cette apparente simplicité, « Auf dem Wasser zu singen », « Ganymed » ou « Der Musensohn » cessent d’être des musts pour stars du chant, et prennent toute leur place dans l’itinéraire préparé par le chanteur et par ses pianistes. Rien n’est une fin en soi (pas même le « Wanderers Nachtlied » hypnotique qui prête son nom à l’album), le fatalisme que revêt « Heidenröslein » s’intégrant opportunément dans le ton du programme tout en nous faisant entrevoir la cruauté de cette pièce si souvent chantée comme une ariette.
Partout, donc, des émotions mêlées, une mélancolie souriante, une énergie vite lestée de nostalgie qui trahissent une compréhension viscérale, intime, de la musique de Schubert comme des poètes sur lesquels il compose : Goethe, très présent dans cet enregistrement, mais aussi Seidl, Klopstock, Rückert,… Et partout, une voix qui peut contenir dans un souffle une inspiration infiniment onirique, une voix dont les couleurs sont dosées avec le plus grand raffinement, une voix formidablement maîtrisée aussi, y compris aux extrémités de l’habitus, si sollicités par « An den Mond ».
Que deux pianistes aient été conviés à s’associer à une démarche si construite et si intègre pourrait a priori faire craindre pour l’unité de l’édifice. Mais Helmut Deutsch et Eric Schneider partagent la même loyauté, et la même sobriété : plus que des accompagnateurs, ils suscitent, à chaque phrase, l’imagination et l’inventivité de leur chanteur. Une expérience envoûtante, conclue par une « Sterne » dont nous ne sommes toujours pas remis…